Quand elle n'est pas plongée dans un profond mutisme, Selen se plonge dans un état d'alerte permanent. Hypermnésique de naissance (mémoire incompressible), elle s’obstine alors à répéter maniaquement chaque journée avec les mêmes actions. Robotisée par des instincts effrayés, elle évite en général tout ce qui sort de la norme. Son caractère était doux et curieux, mais les crises qui la secouent ont amoché son caractère : assez pour faire d'elle une solitaire qui voudrait fuir le temps.

L'avantage, c'est qu'elle a le physique de la tache : un des traits simple, un visage commun. Elle est celle qu'on croise toujours et jamais : dans les deux cas, on ne la calcule pas, on s’accommode à elle comme si elle faisait partie du décors ; du simple mobilier. Une chevelure plate et ébène, une coupe qui encercle son visage pour mieux l'étouffer. Seuls ses yeux, d'un bleu variant entre l'azur et le saphir, lui donnent une petite touche de pétillant. Sa peau semble s'est assimilée aux forêts Sibériennes, aussi pâle que neige. Ni grande ni petite, un juste milieu qui fait qu'elle ne dépasse jamais, ne se faufile jamais.

Ses angoisses font d'elle une fille discrète, limite fantomatique. Ses crises la transforment en démon avant de la plonger la plupart du temps dans les bras de Morphée. Quand à ses rêves, elle a préféré les mettre de côté, durant cette période transitoire ou elle s'adapte à son nouveau quotidien. Reine de l'école buissonnière, elle a perdu en a peine un semestre toute sa crédibilité, ses rangs, et ses chances de passer en année supérieure.

Alors, elle ronge souvent cette lèvre inférieure jusqu'à la faire saigner, jusqu'à l'assortir à des yeux vitreux, des cernes profondes et des joues creusées : Selen ne vit plus, elle survit.

Vent frais, vent du matin ; vent qui souffle au sommet des grands pins. La Sibérie toute entier semble murmurer un petit refrain de bienvenue. Le froid martelant les tempes du paternel qui accourt à la maisonnée ; un modeste château historique entièrement rénové. La neige se soulève à mesure que les pas se multiplient. Selen, digne héritière du patrimoine des Nogard, gazouille béatement sur les seins de sa mère qui fixe le plafond d'un regard vide.

Le râle d'une mère qui valut à l'enfant un cadre de surprotection exemplaire. Un père rustre et usé, convaincu que le monde aurait du sauver son épouse. Râlant ça et là, créant des fautifs et des victimes. Selen ne connu ni la vie urbaine, ni le cadre idyllique pour grandir à un rythme normal.

D'éducateur en éducateur, nourrisses, aides-soignante (car la paranoïa du père avait instauré un climat presque hypocondriaque). Un malaise constant, presque névrosé. Un isolement qui ne manqua par de créer quelques singularité chez Selen. Des singularités qui se manifestèrent rapidement, quelques casses, des soupirs, des envies loufoques, allant jusqu'à la fugue involontaire.
(on la retrouva même un jour perdue dans les bois, à quelques degrés de passer vers l’au-delà) Pourtant, le froid n'avait jamais été aussi mordant que le regard de son père ce jour là.

Le mutisme devint son quotidien : elle n'avait plus rien à faire ni à demander. Son quotidien serait tracé, choisi, décidé au millimètre près. Sa seule et unique carte : une certaine facilité des les études, ce qui donnait à son père la confiance nécessaire pour penser à l'avenir.

Cette facilité se transforma vite en révélation : Plus que douée, elle s'avérait aborder les exercices avec une aisance déconcertante, même pour ses instructeurs particuliers. Mais ce côté d'elle lui donnait une forme d'austérité, une partie hautaine et sure d'elle qui n'allait pas sans déplaire. Elle ne tarda pas à contredire tout ce que ses professeurs avançaient : elle savait, et surtout, elle répétait.

Plus d'un furent découragés. Laissant « l'érudite à ses fantasmes intellectuels ».
A vrai dire, elle avait vraiment raison. Mais la vérité blessait, frustrait : la jalousie et la peur leur faisait faire marche arrière. Son père la jugea de mauvaise volonté, sotte et suffisante. Une raison de plus pour l'adolescente de s'enfermer dans sa propre solitude.

Petit à petit, elle fut prise de crises, des migraines soudaines qui la transformaient en une fille incontrôlable. Les médecins avaient beau l'examiner ; elle n'avait rien de visible. Ni tumeurs, ni déformation. Tout relevaient, selon eux, d'un épisode psychologique, et rien d'autre.

Rien de dangereux en soi.

Vint alors le jour ou, entre deux crises, elle ne reçu non pas un traitement, non pas un enlacement, mais une bonne paire de claque pour la calmer. Une paire de trop. Majeure, elle appuya ses droits en récitant les décrets et les lois comme un bon petit dictionnaire. Le lendemain, elle faisait sa valise et claquait la porte : Son père n'avait plus que des arguments physiques pour la retenir ; la force.

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L'admission dans une école de prestige fut la seule condition qui adoucit le cœur d'un père ermite. Millenium répondait à ces critères, la ville était également de renom (assez). Les concours d'entrée furent d'une facilité certaine, mais le gros chèque de donation au nom de Nogard acheva de sceller l'inscription.

L'endroit était aussi une façon pour elle de renouer avec elle-même. Sa mère ayant vécu jadis dans ces quartiers, ou elle possédait déjà plusieurs appartements. Une mère absente, des vestiges de son passage. Certains rideaux avaient même gardé jusqu'à l'odeur de son parfum, ce qui attira instinctivement Selen.

Le regard vide, elle s'accoutuma plus ou moins à cette vie nouvelle. Mais elle n'avait aucune intention, aucune motivation. Petit à petit, elle s’éclipsa des cours et de la vie.


C'était un mardi, un 3 juillet à 14h34. Elle était assise sur un banc, flânant au soleil avec une pile de bouquins sous le coude. Sciences, médecines, thérapie. Elle s'intéressait à ces milieux avec une certaine envie d'y exercer plus tard, et de les faire progresser.

Pourtant, alors qu'elle se confortait à cette nouvelle vie, que tout semblait aller pour le mieux : son visage se ferma. Elle avait réussi à dégoter des essais d'un thérapeute spécialisé dans les maladies mentales dégénératives. Van Dermen Alexi. Il analysait ce qu'il appelait « incompressibilité d’anamnèse » A chaque mot, le cœur de Selen se serrait. Il décrivait des symptômes en réaction d'un phénomène rare et précis : L'hypermnésie.

«  Un hypermnésique possède une capacité de mémoire incompressible. Il se souviendra de tout, sera capable de se remémorer à la minute près de chaque événement, chaque ligne, chaque image ou souvenir vécu. Cela sonne positif à première vue, mais cela engendre de multiplies effets secondaires :
- L’agressivité
- De sévères douleurs chroniques au niveau des tempes, de la masse crânienne et de la nuque
- Une angoisse permanente à la limite de la paranoïa
- Des cauchemars à répétition
- Une interprétation exacerbée des faits
Troubles du comportement ; bi-polarité dans le pire des cas.

Maladie dégénérative : difficile d'estimer l'impact sur le long terme au vu des peu de cas étudiés ; mais tous semblent perdre conscience au fil du temps. Ils ne cessent de me répéter que le temps est leur pire ennemi. »

Comme si on avait appelé le diable : Selen fut prise d'une sévère crise qui manqua de la faire s'évanouir sur le champ. Elle redressa le visage, fixant les feuilles qui s'éparpillaient au sol : C'était la 17ème crise. La première datant du 2 mai 1996 : Ce jour ou elle avait fugué, dans le seul but de plonger son corps tout entier dans la neige pour que la douleur s'endorme.

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Depuis. Elle erre sans errer. Presque phobique de ses maux, elle décide alors de répéter chaque jour les mêmes choses. Lire le même livre, aller à la même place vide, fermer les volets à la même heure, se fixer dans le miroir avec le même regard. Seuls les cauchemars qui la réveillent en sueur semblent s'amuser à lui rappeler « mais non, nous est là, et on fera tout pour te pourrir la vie, jusqu'au bout ».