Going with the flow • Esteban Do Vale [terminé]

Esteban Do Vale

You see me but you don't know me

« Tu dois pas avoir beaucoup de soucis, t'as toujours le sourire. »
Esteban a la réputation du bon pote. Celui avec qui on peut déconner, celui qui a toujours le mot pour rire ou qui n'hésite pas à faire des trucs débiles qui amuseront la galerie. Très tôt, faire le clown lui a servi d'arme et de bouclier. Les gens ne creusent jamais trop loin, après tout. Vous plaisantez, ils vous pensent sociable. Sans peur, libre de toute angoisse ou interrogation. Parfois, c'est le cas. Parfois, non. Le rire et la fête lui permettent d'oublier un instant certaines choses. Son sentiment de culpabilité vis-à-vis d'Estrella. Pourquoi elle et pourquoi pas moi ? Ses études en dent de scie, et une année repiquée. « Je comprends » qu'on lui dit parfois. Lui ne répond rien. Il se contente de hocher de la tête, et de changer de sujet de conversation. « Je comprends », ces deux mots sont vides de sens. Personne ne connaît sa colère ressentie. Personne ne connaît la haine qu'il éprouvait pour le conducteur. Ivre. Et personne ne le sait parce qu'il n'aime pas parler de lui. Les craintes, les doutes, les appréhensions, tout ça reste dans son cœur bien loin de portée. Quand il craque, quand les larmes montent, il est seul. Les autres n'ont pas besoin de savoir. Encore moins Estrella. Surtout pas Estrella en réalité. Il ne supporterait pas qu'elle le voit aussi faible. Un subtil mélange de honte et de culpabilité. Face à elle, qui se bat chaque jour.

Malgré tout, Esteban n'oublie pas son rêve et ses projets. Ce un jour, je serai… Mais c'est un marathon, pas un sprint, et il essaie de ménager aussi bien son corps que son esprit. Malheureusement, le stress fait faire des mauvais choix. Il en a conscience, et il sait que ça ne doit pas ses écarts ne doivent pas se transformer en besoin.
Au fond de quoi a-t-il vraiment besoin dans la vie ? De sa famille et de son sport de prédilection, le football. Entre une fête et s'occuper d'Estrella, son choix est vite fait. Un choix pas toujours compris par ses amis. « Mais y a vos parents ! » Dans l'esprit d'Esteban, eux aussi ont le droit de souffler, de prendre du temps pour eux. Et il ne se force pas, il le fait par plaisir. Souvent on lui répète après « Tu sais pas ce que tu as manqué » et le petit jeu commence. Il enfile son masque, celui que tous ses potes connaissent et son petit monde poursuit tranquillement sa course. Avec son entraîneur, c'est un peu plus compliqué. Il n'est pas dupe. Le staff, non plus. Ils lui rappellent que s'il veut être à la hauteur de ses ambitions, il y aura des choix à faire. Esteban y pense, sérieusement. Seulement, entre penser et agir, il existe un gouffre à franchir. Un jour, pas tout de suite. Quand Estrella aura fini le lycée, quand les moqueries glisseront sur sa petite sœur, quand elle réalisera qu'elle est une belle personne.

Every life begins with a breath

L’oiseau avait quitté le nid dès ses dix-huit ans. Esteban avait fait ce choix pour des raisons pratiques. A 6 heures du matin, il partait faire son jogging. Ses menus étaient préparés avec soin et certains plats étaient réservés à des occasions spéciales. En somme, il faisait son possible pour maintenir sa condition physique et chez les parents, les tentations étaient nombreuses. Vivre seul l’incitait à acheter le strict nécessaire. Une fois le loyer payé et la nourriture achetée, Esteban avisait enfin de la suite des dépenses. Ça pouvait être utile. Comme ça pouvait être futile.
— Je t’ai déjà dit de pas fouiller dans mon sac, ma poule !
Esteban noua une serviette en coton autour de sa taille. Exceptionnellement, cette nuit, il n’avait pas dormi chez lui, mais chez Frederik, un autre étudiant. Ce dernier tenait du bout des doigts une perruque bleu fluo.
— Laisse-moi deviner, c’est pour ce soir ?
— Ouais, normalement Sandro en aura une rose, et on en a une jaune pour Dimitri.
Ce soir, ils fêtaient un anniversaire. Quitte à faire les cons, ils avaient prévu de mettre le paquet. Fred balança l’accessoire sur le lit préférant s’intéresser à autre chose.
— Second round ?
— Non, je suis à la bourre !
— Quinze minutes ? Dix ?
Esteban esquissa un sourire en coin. Il envoya sa serviette sur le jeune homme et passa un boxer. Ses parents ne savaient pas qu’il jouait dans les deux équipes. Il avait eu des petites amies au lycée, mais rien de très sérieux. Elles finissaient toujours par partir en se plaignant de passer après le football. Esteban ne se voyait pas manquer un match à cause d’une fille. Dès qu’il avait appris à marcher, il avait tapé dans un ballon. La suite n’était qu’un long amour avec le ballon rond.
A la fac, lors d’une soirée arrosée, il avait découvert que ses 1m80 et ses cheveux châtains trouvaient aussi preneurs ailleurs. Les gestes avaient été maladroits, les fous rires, nombreux. Ils avaient recommencé une autre fois. En étant sobres. Ça ne lui avait pas déplu, et Esteban avait très vite compris un avantage : les sportifs rechignaient à s’afficher. Ce qui signifiait qu’il n’était pas question de couple. Ça lui convenait très bien.

L’appartement quitté, il consulta son téléphone portable, le rangea dans son sac et grimpa dans sa voiture. Le genre modèle d’occasion qui le menait tout de même à bon bord, et en évitant les joies des transports en commun. Tout en conduisant, Esteban récitait les points importants d’un de ses cours. Il y avait toujours quelqu’un pour lui jeter un regard étrange. Eh ouais, il parlait tout seul. Eh non, il n’était pas cinglé. En tout cas, il ne pouvait pas plaider les problèmes familiaux ou les mauvais traitements. Entouré de ses parents et sa sœur, il avait vécu une enfance et une adolescence paisible. Ses seuls soucis avaient été l’acné, draguer les filles et devenir gardien titulaire de son équipe. Difficile d’attirer le regard des demoiselles quand on était dans une cage de foot. Il avait fini par trouver une réponse à cette question existentielle.
A l’université, ses deux préoccupations étaient : ses cours et ses résultats sportifs. Il passait toujours à la maison, le plus souvent le dimanche, et appelait de temps à autre ses parents. Leur donner des nouvelles les empêchait de se faire du mouron. Et appeler aussi sa petite sœur pour la cuisiner sur sa vie - surtout sentimentale. Esteban avait déjà affirmé que le premier type qui osait la faire pleurer le regretterait. Ça valait pour tous les autres aussi.

La vie aurait pu continuer son cours, mais le destin semblait en avoir décidé autrement.

Il était midi. Ou peut-être un peu plus tard. Esteban avait quitté un cours précipitamment. « Estrella est à l’hôpital. » Ce SMS avait suffi. Portable collé contre l’oreille, il attendait que sa mère réponde, quand elle le fit, il parla sans attendre.
— Vous êtes où ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Un flot de paroles lui répondit. Leur mère s’exprimait trop vite, butait sur des mots, étouffait des sanglots.
— Maman, je comprends rien. Parle plus lentement.
Sous l’angoisse, il en oubliait la politesse. Bientôt, une autre voix prit le relai. Leur père lui fournit tous les détails. Un peu plus tard, c’était à son tour de se presser dans les couloirs de l’hôpital.
Mâchoire crispée, Esteban avait fait les cent pas dans le couloir. Un médecin avait mis un terme à l'attente familiale. Enfin, ils savaient. Ils connaissaient l'état d'Estrella. Ils pouvaient imaginer l'avenir, sans savoir réellement de quoi il serait fait.
Celui d'Esteban avait changé immédiatement. Revenu dans l'habitation familiale, il avait du réapprendre à vivre avec d'autres. On s'habituait vite à une petite vie solitaire, rythmée par son propre rythme. A la maison, il fallait à nouveau signaler aux parents quand il sortait, où et à quelle heure il revenait. Une contrainte pour certains, quelque chose de normal pour lui. Et ça n'avait pas été le plus compliqué. Contrairement à la suite.
Oscillant entre peur et haine envers le conducteur, Esteban s'était vite retrouvé à côté de la plaque. Il se rendait en cours, essayait d'écouter, mais décrochait doucement. Comment allait être la vie d'Estrella ? Comment allait-elle se sentir ? Pouvait-elle faire face à son âge ? Et si les médecins ne leur avaient pas tout dit ? Et si des complications apparaissaient plus tard ?
Les mauvaises habitudes comme la cigarette étaient apparues à ce moment précis. Une clope pour se calmer, pour ne pas se montrer irritable. Mais les conséquences avaient fini par réapparaître. Il n'était plus au top. Les notes s'en ressentaient, les performances aussi. « Si tu veux tout foutre l'air, c'est ton choix. » Esteban savait que ne pas être au meilleur de sa forme le condamnait à perdre lentement la confiance de ses coéquipiers. Qui avait envie de confier « le fort » à quelqu'un qui ne pouvait pas tenir les 45 minutes ?
Sa passion le poussait à garder la tête hors de l'eau. Ce n'était pas maintenant qu'il allait tout lâcher. Pas maintenant qu'il s'apprêtait à viser un nouveau rêve : celui de travailler dans l'handisport. Un jour, Estrella rejouerait au basketball.

Et même s'il gardait tout pour lui, voir Estrella lui rappelait qu'un Do Vale n'abandonnait jamais.


Les semaines avaient passé, et un choix difficile s’était imposé. Esteban avait pris sa décision sans pour autant en parler aux parents. De toute façon, que lui auraient-ils dit ? Qu’il s’inquiétait pour rien ? Qu’il n’était pas un poids ? Mais gagner en indépendance lui semblait être la meilleure solution. Pour eux, pour lui, pour la suite de ses études. S’il décidait de partir dans une autre ville, une formation professionnelle lui offrait une solution de secours, une possibilité de trouver un boulot. Quitte à conjuguer les deux. Esteban ne désespérait pas. Il n’y avait pas qu’une seule route pour atteindre ses rêves.
En attendant, il avait déposé un dossier pour suivre une formation de bibliothécaire. Une décision mûrement réfléchie, même si Esteban appréhendait la réponse. Il ne s’y était pas pris en début d’année, et la possibilité d’un refus planait au-dessus de sa tête. Dans ce cas-là, il prévoyait de s’accrocher jusqu’à la fin de l’année. C’était une question de volonté après tout.
Pendant des jours, il partit à l’université la tête ailleurs. A chaque fois, il vérifiait avec fébrilité sa boîte email, l’actualisait plusieurs fois par jour comme si le message tant attendu apparaîtrait par ce simple geste.

Une réponse arriva enfin. Une réponse positive. Esteban se préparait déjà à cette nouvelle vie. Loin du sport, et plus dans les livres.

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