CH1// Du bout des doigts il tentait d'attraper les longs cheveux de sa mère alors que celle-ci le berçait tendrement. Elle rêvassait sans trop s'en rendre compte, à l'avenir et au présent aussi, à cette famille dont elle avait toujours rêvé. À cet homme qui la rendait heureuse, qui faisait de chaque instant un souvenir précieux. Elle s'était empressée de l'épouser, elle s'était attachée à lui comme s'il était son sauveur. Après tout, c'était un peu ça. Il lui avait ouvert la porte de sortie pour quitter sa famille, son père violent et sa mère qui le laissait faire comme si elle aussi détestait son enfant. Ces souvenirs n'avaient rien d'heureux et ceux que la jeune mère partageait aujourd'hui avec son mari, le père de son enfant, remplaçaient peu à peu ces mémoires sombres.
Un sourire, une larme. Le jeune Silas ne comprit évidemment pas pourquoi le visage de sa mère changeait ainsi, mais cette larme de joie témoignait de l'amour qu'elle lui portait. Il faisait bon vivre en cette époque où sa vie s'écoulait encore comme un doux fleuve tranquille. La jeune mère se surprit à espérer que cela continue pour toujours, elle se surprit à être pleinement heureuse pour la première fois de sa vie.
Il ne fallut pas bien du temps après la naissance de Silas pour que tout ce bonheur ne s'estompe. Quoi que l'on dise, quoi que l'on fasse, le naturel revient toujours. Cet homme qu'elle aimait de tout son être avait bien des défauts. Elle en avait vu certains avant de l'épouser, mais il avait promis. Il avait juré arrêter, tenant quelques mois, avant de recommencer. L'homme de sa vie partageait son amour entre elle et l'alcool. L'homme de sa vie n'était ni un prince, ni un ange. Elle réalisait, malheureusement bien trop tard, qu'elle avait refusé de voir l'évidence, qu'elle avait refusé de l'accepter. Il ne rentrait plus du travail avec ce doux sourire sur ses lèvres, heureux de la retrouver elle et de retrouver leur enfant. Désormais il titubait dans l'entrée de leur petit appartement familial, sa main s'accrochant à un mur et l'autre tentant désespérément de retirer ses chaussures, avant de s'écrouler sur le canapé pour y passer la nuit. C'était ainsi, la vie avait pris son temps mais comme toujours elle ramenait la jeune mère sur terre pour lui rappeler, sans la moindre douceur, qu'elle ne serait jamais complètement heureuse.
Pourtant elle ne le quitta pas. Elle ne fit pas ses valises, pour prendre la porte avec cet enfant qu'elle aimait tant. Elle ne fit rien, à vrai dire. Son époux n'était certes pas l'homme qu'elle aurait aimé qu'il soit, l'homme qu'elle voulait pour être le père de son enfant, mais il travaillait fort et ramenait le pain sur la table. Il rendait leur situation stable, bien qu'elle ait décidé de ne pas travailler jusqu'à ce que son enfant aille à l'école. Après tout, ce n'était pas avec les petits boulots qu'elle pouvait trouver qu'elle apporterait grand chose à leur famille. Sans grande éducation, elle ne ferait certainement pas grand chose en mère monoparentale. Il lui était plus simple de vivre avec son époux que de le quitter, ainsi elle assurerait un meilleur avenir à son enfant et à elle aussi.
Ce n'est que cinq ans après la naissance de Silas que David vint au monde. La jeune mère avait perdu bien de son innocence au fil de ces années et lorsqu'elle était tombée enceinte d'un second enfant elle avait longtemps hésité à le garder. Silas était désiré, qu'importe ce que son père était, qu'importe ce qu'elle devait vivre il était là et elle l'avait choisi. Cependant son second enfant ne l'était pas. Comme une surprise, un accident. Une mégarde et voilà qu'elle resserrait l'emprise que son mari avait déjà sur elle. Elle ne pouvait plus le quitter, pas avec deux enfants. Elle ne pouvait pas non plus reprendre les études avec un nouveau né, même si Silas commençait l'école l'année même. C'était comme la perte à nouveau de bien des illusions qu'elle s'était faites. C'était le retour à la réalité et pourtant, incapable de se rendre à l'évidence, elle mit au monde ce second enfant et l'aima tout comme elle aimait le premier. Son bonheur s'était certes fané depuis, mais la petite main fragile qui se tendait vers son visage alors qu'elle serrait le bambin contre elle lui fit le même effet que la toute première fois avec Silas. Elle réussit à se convaincre, ainsi, que sa vie se résumait à ce petit bonheur là.
CH2// Devant son regard un peu absent, la mère de Silas lui envoyait la main avec ce doux sourire toujours collé à ses lèvres. Il ne lui sourit pas en retour, mais elle ne pouvait pas prendre le temps d'aller rassurer son premier fils, car le bambin l'attendait à la maison sous la surveillance d'une voisine et amie attentionnée. Lorsqu'elle quitta son champ de vision, l'attention du jeune Silas se reposa sur la femme d'une trentaine d'années qui lui avait été présentée comme étant son enseignante pour l'année scolaire. Les enfants riaient, s'agitaient et se bousculaient autour de lui, mais il ne se mêlait pas vraiment à eux. Il avait été élevé par sa mère après tout, peu habitué à rencontrer d'autres enfants sauf parfois au parc, il ne savait pas vraiment comment agir avec eux. Il ne savait pas vraiment comment agir tout court à vrai dire. Cela aurait été bien simple de dire qu'il aurait préféré rester avec sa mère, cependant ce n'était pas non plus le cas. Celle-ci s'imaginait que son fils ne voyait rien, que son fils était trop jeune pour comprendre ce qu'était son père lorsqu'il rentrait tard le soir, pour comprendre que les larmes qui coulaient sur le visage de sa mère n'étaient plus celles de joie qu'il avait un jour connu sans s'en souvenir. Elle croyait fermement, pour se rassurer, que Silas était aveugle à toutes ces choses et que son innocence d'enfant était pure encore, cependant elle avait tort. L'enfant voyait tout, l'enfant ne comprenait peut-être pas, mais il savait interpréter, deviner et ressentir toutes ces choses négatives à la maison. Il était encore jeune et pourtant il savait déjà que le bonheur n'était pas chez lui.
Certes il aurait pu réagir à tout cela en se renfermant, en devenant introverti et en se cachant dans un coin de la classe pour ne pas se faire voir, cependant ce ne fut pas le cas. Dès son plus jeune âge il avait découvert quelque chose : Il n'était pas faible. Il n'était pas une victime et ce sentiment d'oppression qu'il ressentait chez lui, il s'en débarrassait à l'école en opprimant les autres élèves.
Les larmes coulaient à nouveau sur le visage de sa mère épuisée par les années et usée par celles-ci, alors que l'enseignant du jeune Silas lui expliquait ce que ce dernier avait fait en classe. Elle pleurait car elle ne savait plus quoi dire, ni quoi faire. Son premier fils avait désormais huit ans et il semblait grandir trop vite, comme si d'un coup il avait perdu toute cette innocence, comme si d'un coup il pouvait tout voir. Elle pleurait car elle se rendait enfin compte de ce qu'il pouvait voir, de ce que cela lui faisait. L'enseignant lui demanda alors si tout allait bien à la maison, comme pour tourner le couteau dans la plaie, comme pour lui rappeler qu'elle devait mentir pour répondre convenablement à cette réponse. Ce fut dur, mais elle hocha la tête, séchant ses larmes et mentant comme si c'était naturel, comme si c'était la vérité.
« Oui, tout va bien, j'ignore ce qui a bien pu pousser Silas à frapper ce garçon... »
Tout n'allait pas bien. Rien n'allait plus. Elle mentait effrontément et le jeune enseignant la croyait sur parole. Il ne chercha même pas à insister, à gratter, à fouiller un peu plus. Il ne chercha pas à pousser cette pauvre femme dans ses retranchements, après tout elle était visiblement bouleversée et ce n'était pas facile pour elle d'accepter que son fils avait des troubles du comportement. Silas n'était pas un enfant facile, tout simplement.
Les années passèrent, s'écoulant avec une lenteur effrayante dans cet appartement où l'air semblait toujours plus vicié par le souffle alcoolisé du père et l'odeur inexistante et pourtant pesante des larmes de la mère. Silas ne changea pas, rapportant des notes médiocres de l'école, vivant sous la menace constante de se faire expulser s'il faisait une bêtise de plus, mais arrivant toujours à s'en sortir avec de fausses excuses. Son père l'avait souvent engueulé à ce sujet, lorsqu'il rentrait des cours avec quelques marques au visage, avec un bandage sur les jointures de sa petite main et un mot de son enseignant, expliquant qu'il avait encore été impliqué dans un conflit quelconque. Pourtant les hurlements de l'homme de la maison, les larmes de celle qui l'avait mis au monde, tout cela ne lui faisait plus grand chose à vrai dire. C'était sa pathétique petite famille, qui ne changeait pas, qui restait toujours la même. Son père, un peu bourré, levait la main comme s'il allait gifler son visage d'enfant arrogant, hésitait, puis se ravisait. Il n'était pas violent. Il n'était pas mauvais, simplement misérable et faible. Silas le méprisait, tout comme il méprisait sa mère. La seule âme dans ce petit appartement qui méritait encore son respect, c'était son petit frère David qui n'avait rien demandé à personne, qui n'avait rien choisi, qui ne demandait qu'à être aimé. Si le grand frère pouvait être violent, arrogant et intimidant à l'école, craint de tous les autres élèves, il ne l'avait cependant jamais été avec son petit frère. C'était minable à ses yeux de s'en prendre à lui, alors que le gamin l'admirait. Pour David, Silas était fort, fier, il se tenait droit sur ses petites jambes, il tenait tête à leur père et leur mère et il avait juré de toujours le protéger. Plus tard, disait-il fièrement, il voulait être comme lui.
CH3// Son téléphone vibrait dans la poche de sa veste depuis dix minutes déjà sous les appels répétés de sa mère. Elle avait encore espoir de le joindre après que le lycée l'ait appelé pour lui annoncer, une fois de plus, que son fils ne s'était pas présenté en cours. Silas ignorait l'insistance de sa génitrice, perdant son regard dans la contemplation des rues animées de Londres en ce doux début d'après midi de novembre. Les gens s'agitaient en contrebas sur le trottoir, s'empressant pour retourner au boulot, pressant le pas pour ne pas sentir le froid du vent qui annonçait un hiver frais. Il semblait y être indifférent, à cela comme à bien des choses. Cette pensée le traversa alors et son regard se posa sur la cigarette qui se consumait entre les doigts de sa main aux jointures toujours aussi usées. Y avait-il vraiment quelque chose qui comptait à ses yeux ? Quelque chose qui ne le rende pas indifférent, quelque chose qui fasse vibrer son âme et battre son cœur plus fort ? Pour l'instant, il n'avait jamais rien trouvé qui ressemble à cela. Tout ce qui agitait son être d'une forme quelconque d'excitation, c'était l'adrénaline lorsqu'il provoquait quelqu'un, c'était cette puissante sensation de pouvoir qui l'envahissait lorsqu'il gagnait un combat de plus, amochant son vis à vis bien plus qu'il ne pouvait l'être. Lorsqu'il se libérait de toute cette rage qui dormait en lui et qu'il pouvait ensuite se sentir libre et reposé.
D'un geste las, il porta la cigarette à ses lèvres pour tirer dessus. Le goût lui rappela les cris de son père lorsqu'il avait découvert le paquet écrasé dans la poche arrière de son jeans un an auparavant. Était-ce vraiment une surprise pour qui que ce soit ? Comment pouvait-il ne pas avoir déjà accepté l'évidence ; Que son fils ne le rendrait jamais fier. Que rien ne le rendrait jamais fier car il ne méritait aucune fierté. Cette misérable pensée agaça Silas qui se dit que marcher pour se vider la tête lui ferait le plus grand bien. Il descendit donc de son perchoir pour rejoindre les passants dans la rue, marchant sans but ni destination alors qu'il aurait dû avoir son cul vissé sur une chaise en classe.
Il ne semblait pas vouloir changer, rien ne semblait vraiment le motiver. C'était sa première année au lycée et il fallait presque l'attacher à sa chaise pour qu'il ne quitte pas l'enceinte de l'école l'heure suivante. Ses notes, déjà bien basses, étaient en chute libre et malgré tous les efforts de ses enseignants, pensant pouvoir tirer le meilleur de lui et le remettre sur le bon chemin, il échoua. Cette année était perdue, mais lui ne l'était peut-être pas. Sa mère croyait toujours en lui ainsi que certains enseignants aussi fou que cela puisse paraître. Il doubla donc sa première année de lycée, comme s'il pouvait faire mieux l'année suivante. Comme si cela allait changer quoi que ce soit.
Cet été là, il passa le plus clair de son temps loin de la maison, en compagnie de sa première petite amie de laquelle, si on lui demandait aujourd'hui, il avouerait avoir oublié le prénom. Elle était jolie, un peu plus âgée que lui et elle ne lui prenait pas la tête. Il pouvait bien être un misérable petit caïd s'il le voulait, ça arrangeait la petite tout aussi rebellée que lui. Chez elle, sa mère était souvent absente, prise par un travail trop important, tandis que le père ne s'était jamais manifesté dans sa vie. Ils étaient donc généralement seuls dans l'appartement où la jeune fille vivait. Silas lui avoua un soir qu'il aurait préféré avoir une famille comme la sienne. Qu'il aurait préféré ne jamais avoir connu son père.
Leur petite histoire ne dura pas bien longtemps, un mois ou deux, puis lorsque Silas reprit les cours en septembre il s'était déjà lassé d'elle. Elle avait eu le malheur de l'ennuyer un peu trop, alors il avait cessé de répondre à ses messages, mettant un terme à leur relation.
CH4// Ses yeux glissaient sur les mots de son livre d'études, page douze, sans qu'il n'en comprenne vraiment le sens. Il ne faisait que survoler le texte sans lire, désintéressé, jusqu'à en avoir marre de faire semblant. Son attention fut donc rapidement détournée par les têtes des élèves autour de lui. Il n'en connaissait aucun, mais eux en revanche connaissaient déjà ce qu'il y avait à savoir sur lui. Dès la rentrée il s'était imposé de pied ferme, montrant à tous ces gamins d'un an ses cadets qu'il n'était pas quelqu'un qu'on devait embêter. Il n'avait pas vraiment cherché à se faire des amis, mais naturellement quelques élèves avaient été attirés par lui. Charisme ? Dieu seul sait si on pouvait réellement parler de charisme à ce niveau, il était simplement doué avec les gens alors qu'il faisait tout pour ne pas l'être. La plupart du temps de toute manière, il traînait avec ses amis de l'an dernier, alors qu'en avait-il à faire de ces nouvelles têtes dans son cours d'anglais ? Il s'ennuyait, tout simplement, alors l'observation restait l'activité la plus passionnante. Étudier sérieusement ne faisait toujours pas partie de ses intérêts et il ne se gênait pas pour le montrer à ses anciens professeurs désormais exaspérés de le voir. C'est donc en cet instant qu'il le vit pour la première fois. Eliott. Cela faisait déjà une semaine ou deux que l'année scolaire avait débuté, mais il ne le voyait que maintenant. Pas étonnant, il ne s'intéressait pas vraiment aux autres, pas vraiment à grand chose et pourtant, il s'était intéressé à lui.
Tout avait commencé avec une discussion. Eliott était sympathique, plus que les autres à ses yeux et il s'était tout de suite rapproché de lui. Il ne l'empêchait pas d'être ce qu'il voulait être et tout comme lui la liberté semblait l'enivrer. Le temps s'écoulait toujours un peu trop vite en sa présence, tant et si bien que parfois même les cours semblaient tolérables. Eli lui donnait quelques envies de douceur, au travers de toute sa frustration, de toute sa haine. Avant même qu'il ne s'en rende compte, leurs destins étaient déjà liés.
Cette année fut plus aisée que la précédente, car c'est là que Silas s'intéressa à autre chose que frapper et terroriser les élèves plus faibles que lui. Il s'était laissé guider par son instinct, et les conseils de son professeur de sport à l'école, acceptant ainsi de s'inscrire dans l'équipe de basketball. C'était bien entendu loin d'être facile au début, car l'esprit d'équipe n'avait jamais été sa plus grande qualité, cependant il arriva à le développer au fil du temps, se faisant aussi apprécier des autres membres de l'équipe pour son talent naturel et sa volonté de gagner. Défoulant toute son énergie dans le sport, il ne ressentait plus autant qu'avant le besoin de s'en prendre aux autres - quoi que les habitudes ont la vie dure - et Eli lui donnait une bonne raison de se présenter en cours. Il grandissait et s'assagissait, tout simplement.
Avec Eliott, tout s'était enflammé d'un seul coup. Un soir, alors qu'ils traînaient ensembles comme toujours, il y avait eu ce baiser d'abord embarrassé et maladroit. Comme s'il y avait déjà eu un once d'hésitation entre eux. La passion s'y était bien vite mêlée et ce baiser ne fut certainement pas le dernier. Ils découvrirent ensembles une grande partie de leur sexualité, mais aussi ce que le mot "amour" pouvait signifier. Rien de ce que Silas connaissait ne se comparait à ce qu'il ressentait pour Eliott, rien de ce qu'il connaîtrait n'y ressemblerait non plus. La passion les consumait, mais le feu semblait ne jamais vouloir s'éteindre. Un simple regard suffisait au jeune couple pour échanger des mots d'amour sans même ouvrir les lèvres ; C'était un lien comme il ne s'en crée qu'un seul dans toute une vie. Unique et précieux. Ils ne ressentaient pas vraiment le besoin ni l'envie de s'exposer au grand jour, mais rien n'avait jamais été plus clair pour l'un comme pour l'autre. Il y eut des instants de tendresse, de douceur, autant de promesses d'éternité que de silences légers, seulement troublés par leurs respirations lentes. Leur relation avait pris l'allure d'un doux rêve.
CH5// NSFW! D'un geste brusque il avait repoussé quelques objets, quelques papiers désormais tachés par le café froid qui s'était renversé. Ses lèvres se pressaient désespérément à celles de son amant, lui volant un baiser fougueux et gorgé d'envie. Leur proximité lui avait manqué durant ces quelques jours sans se voir ; Cette vie en appartement lui semblait parfois prendre des airs de cauchemar lorsqu'Eliott rentrait chez lui à l'autre bout de la ville. Son corps s'écrasait au sien à nouveau, le soulevant pour l'asseoir sur le plan de travail désormais dégagé sans jamais quitter ses lèvres. Il aurait aimé pouvoir passer toute son existence à l'embrasser, à ignorer les malheurs du monde en se noyant dans la chaleur de leurs étreintes. Ils avaient vieilli, les années passaient et pourtant rien ne changeait à leur amour. En un battement de cil le lycée était derrière eux, voilà qu'ils vivaient tous deux en appartement, des idées d'avenir plein la tête. Eliott vivait à l'autre bout de Londres et dès qu'ils le pouvaient, ils prenaient chaque seconde de leur temps libre pour se voir. C'était plus qu'une envie, c'était un besoin, un caprice même parfois. C'était nécessaire, tout comme respirer pour vivre. Sans lui et ses visites nombreuses à l'appartement, Silas avait l'impression que chaque bouffée d'air qu'il tentait d'inspirer était douloureuse, insupportable.
Ce soir il pouvait enfin respirer à pleins poumons, il pouvait enfin se sentir vivre complètement. Il se sentait entier. Ses mains se pressaient sur le corps du plus jeune, redécouvrant pour une énième fois chaque parcelle de sa peau. Ils se connaissaient par cœur depuis toutes ces années et pourtant chaque étreinte semblait raviver la passion, ne laissant jamais la flamme s'éteindre. Une flamme comme celle-ci ne pouvait certainement pas mourir, quelque chose d'aussi puissant ne pouvait que faiblir, mais jamais disparaître. Leurs baisers d'abord fougueux s'étaient adoucis, plus langoureux, plus tendres aussi. Le besoin désespéré de s'écraser l'un contre l'autre avait été satisfait, les laissant désormais s'étreindre passionnément. Qu'en avaient-ils à faire des colocataires de Silas, de toute manière ? Rien ni personne ne pouvait arrêter ces moments de bien être entre les deux amants.
Les années étaient douces à cette époque, ils glissaient tous deux avec aisance dans la vie adulte, entre les études, les sorties, leur indépendance assumée, les petits boulots d'été et tout le reste. Silas était, pour sa part, définitivement doué dans ce qu'il faisait. Son choix avait tout d'abord été hasardeux, surprenant tous ses proches en annonçant qu'il ferait une école de police, cependant il avait prouvé une motivation insoupçonnée. Il était l'un des meilleurs élèves de sa classe, que ce soit dans les tests physiques ou encore dans ceux d'études. Lui-même n'avait pas prévu de s'y plaire autant, lui même s'était surpris à vouloir devenir un gardien de l'ordre et de la paix. Peut-être était-ce parce qu'après toutes ces années à victimiser les gamins à l'école, il avait voulu rendre une certaine justice ? Qui sait. En tout cas il avait trouvé sa place, si bien qu'il étudiait plus sérieusement que jamais. Enfin, sauf peut-être lorsque son amant venait lui rendre visite, les cahiers d'études lui semblant totalement dénués d'intérêt lorsqu'il avait à la portée des mains l'objet de ses désirs.
Il s'était fait quelques amis à l'école, voyant des gens nouveaux, étant naturellement doué avec ceux-ci comme il l'avait toujours été. Quelque chose qu'il n'avait jamais vraiment partagé avec Eliott, celui-ci plus à l'aise avec le nez fourré dans un bouquin qu'avec une bande de potes dans un bar du coin. C'était ainsi, Silas avait toujours accepté cette différence, appréciant sortir son amant de sa zone de confort parfois, sans vraiment pour autant le forcer. Il appréciait aussi le côté réservé du plus jeune, qui l'avait toujours amplement comblé. Il ne se privait pas pour autant de voir ses amis les soirs où Eliott n'était pas disponible, se voir au milieu des études et du travail d'un bout à l'autre de la ville n'étant pas toujours aisé. Il allait chez quelques amis, les filles de sa classe le dévorant vaguement des yeux sans qu'il n'y prête jamais la moindre attention. Elles ne méritaient jamais plus qu'un regard, un sourire aimable dans les meilleurs cas, mais il n'aurait jamais posé la main sur l'une d'entre elles. Il n'aurait jamais regardé un autre qu'Eliott, son amour était sans limites.
CH6// Le fracas d'un verre roulant au sol ; Un silence s'en suivit. Silas s'était soudainement redressé et d'un geste brusque, il avait attrapé son amant par le col de son haut et le plaquant contre la table de cuisine. Il y serrait ses doigts, avec une envie de violence qui entravait sa gorge, l'empêchant de parler. Il ne trouvait aucun mot qui soit assez fort pour exprimer ses sentiments, sa douleur et sa haine mêlés à son amour. Il lui avait offert bien assez d'années de sa vie et encore aujourd'hui le doute avait mis le feu aux poudres. Comment Eliott pouvait-il encore douter de lui ? Comment osait-il nommer cette fille de sa classe qu'il n'avait vue qu'une fois ou deux à peine ? Comment pouvait-il croire qu'il l'avait touchée, comment pouvait-il croire qu'il toucherait un jour quelqu'un d'autre que lui ? Pourtant au travers des mots échangés, des paroles crachées à la figure de l'autre, sa propre possessivité était ressortie. Toutes ces choses revenaient toujours sur le tapis, comme un cycle éternel, comme s'ils ne pouvaient jamais passer au travers de ces inquiétudes insensées. Comme s'ils ne pouvaient jamais trouver satisfaction dans le simple fait d'avoir l'autre pour soi, d'être là tous les deux dans l'instant présent et peut-être pour toujours.
Silas avait relâché son haut, ses doigts glissant mollement sur le tissu, il avait observé son amant silencieusement quelques secondes encore, préparant quelques excuses à nouveau, comme il l'avait toujours fait. Il trouverait les mots, il avait toujours trouvé les mots. Mais pas cette fois. Il n'eut pas le temps de prononcer quoi que ce soit qu'Eliott avait déjà mis fin à cette relation. À toutes ces années ensembles, à tout ce qu'ils auraient pu devenir. En une phrase, quelques paroles, le plus jeune avait tracé un mur pour les séparer.
Il l'avait quitté.
C'était insupportable, un odieux mensonge auquel personne ne croyait et pourtant, c'était fait. C'était réel, aussi réel que les larmes qui coulaient sur le visage d'Eliott. Aussi réel que cette douleur dans la poitrine de Silas, son cœur se serrant, comme s'il voulait imploser. C'était un mensonge et pourtant, il y avait bien une vérité au milieu de tout cela. Ils s'étaient détruits. Ils avaient effleuré du bout des doigts l'idée d'une relation parfaite, mais sur la fin tout s'était embrouillé. Leurs différences étaient ressorties, prenant le dessus sur cette passion qui avait jusqu'à maintenant sauvé les meubles. La jalousie était devenue quotidienne, injustifiée pourtant, mais tellement réelle. Ils s'étaient aimés au point de vouloir posséder l'autre à n'importe quel prix ; Même la destruction.
Cette douleur à son cœur ne semblait jamais vraiment disparaître. Il pouvait la sentir s'estomper en journée, lorsqu'il retournait en cours, lorsqu'il souriait comme le pire des menteurs, mais elle revenait en force le soir venu. Dès qu'il se retrouvait seul dans sa chambre, il sentait son corps faiblir et la peine revenir en force. Pourtant il ne pouvait abandonner, il ne pouvait se permettre de tout lâcher, de ne plus aller en cours et de se laisser sombrer. Après tout, il avait aussi trouvé une partie de lui dans l'école de police, il avait trouvé quelque chose dans quoi il soit doué et quelque chose qu'il pourrait apporter au monde. Il se força donc à garder la tête haute, à continuer, bien que les derniers mois soient difficiles il parvint à obtenir son diplôme.
Dire qu'il était parvenu à oublier Eliott en travaillant à l'école aurait été un odieux mensonge de plus. Lui-même n'aurait pas cru une chose pareille. Pourtant, c'était ce qui l'avait aidé à passer un peu au travers, ce qui l'avait aidé à se lever les matins suivants. Ce pourquoi il avait continué de manger, de boire et de respirer. La douleur avait fini par s'estomper assez pour qu'il ne la sente plus, sauf lorsqu'il s'arrêtait un peu trop longtemps pour y songer. Un mal pareil ne pourrait jamais disparaître. Quelque chose d'aussi puissant ne pouvait être effacé complètement sans laisser de traces.
CH7// La sirène résonnait, se faisant entendre dans tout le quartier. Le chauffeur du véhicule de police sortit le premier, interpellant deux sans-abri qui se battaient en bordure d'une ruelle. Silas quitta la voiture rapidement ensuite pour lui prêter main-forte, aidant son mentor à maîtriser les deux hommes dont l'un avait une forte odeur d'alcool et l'autre ne semblait guère dans un meilleur état. Le premier tenta de s'en prendre aux deux policiers, d'abord physiquement, puis voyant que c'était inutile il se contenta de quelques insultes. Le second marmonna quelques paroles dans une langue qui n'était pas l'anglais, défendant probablement ses droits ou dieu sait quoi. Cette scène n'avait rien d'exceptionnelle, encore moins dans ce quartier. Silas avait été assigné dès le début de sa carrière à un coin plutôt pauvre de Londres où la criminalité était au plus haut. Comme si, dès le départ, on avait voulu lui montrer ce que ce serait que d'être flic, ce que ce serait que de patrouiller les rues à trois heures du matin, voir des mecs bourrés et des drogués, des prostituées et des gamines paumées arpenter les ruelles sombres. C'était comme un mauvais rêve se répétant au quotidien, mais pour Silas c'était simplement l'occasion de faire ses preuves. Son mentor lui apprenait tout ce qu'il n'avait pas appris à l'école, les bases à savoir dans la rue, sur le terrain quoi. Tout était bien différent de ce qu'il avait imaginé, de ce qu'on lui avait décrit dans ses cours, mais il s'en sortait tout aussi bien.
Une première année passa ainsi, puis une seconde. Vers la fin de celle-ci, l'homme qui lui avait tout appris, son partenaire et mentor prit sa retraite. Il atteignait un certain âge et après de nombreuses années de service il devait ranger son uniforme au placard. Silas savait bien que pour lui ce serait difficile, mais l'homme semblait heureux de pouvoir désormais se consacrer pleinement à sa femme, passer les années à venir avec elle à se reposer dans un coin tranquille du pays. Plus de criminalité au quotidien, plus de meurtres, de viol, plus d'appel à la centrale au milieu de la nuit parce qu'un type avait tabassé sa femme une fois de plus. Silas était heureux pour lui, mais l'idée de se retrouver désormais seul pour affronter la dure réalité de son travail ne lui avait pas encore effleuré l'esprit. Il eut donc un nouveau partenaire, mais celui-ci n'avait rien à voir avec son mentor.
À partir de là, les années défilèrent d'une toute autre façon. Chaque nuit se répétait, toujours les mêmes appels de la centrale, toujours ces mecs bourrés, ces prostituées, une autre supérette pillée par un gamin du ghetto et dieu sait quoi encore. C'est au travers de ces années que Silas perdit la foi. En lui-même, en son travail, en les hommes aussi, en ce monde. Il perdit la foi en ce qu'il faisait, cette douce motivation qui l'avait bercé jusqu'à maintenant disparaissant peu à peu pour ne laisser qu'une coquille vide. Voilà ce qu'il devint au fil des années, un homme aigri ne croyant plus en ce qu'il faisait.
L'alcool vint avec le reste, comme la conséquence inévitable de tout cela. Comme si on pouvait cotoyer tous les jours la pire crasse sur terre sans devoir évacuer quelque part. Comme si au fond de la bouteille de whisky se cachait le sens de la vie. Comme la chaleur qui brûlait sa gorge lorsqu'il l'avalait pouvait réchauffer son coeur durcit par les années. Pourtant, rien n'était si magique, rien n'était si beau. Il ressemblait tout simplement plus à cet homme qu'il avait détesté tant d'années, cet homme qu'il avait regardé se rendre misérable en s'étant promis trop de fois de toujours valoir mieux que lui. Encore aujourd'hui, il se disait valoir plus que son géniteur et pourtant, personne sur terre ne lui ressemblait plus que son propre fils. La pomme ne tombe jamais bien loin de l'arbre, malheureusement. Silas n'avait pas échappé à cette fatalité ; Son frère non plus.
CH8// Le détecteur de métal émettait un bruit strident, faisant s'arrêter Silas devant les deux agents de sécurité qui s'approchèrent pour le fouiller à la recherche d'un objet dangereux. Il souleva alors son haut pour retirer sa ceinture qu'il avait oublié par mégarde, puis repassa le test avec succès. Il s'éloigna ensuite pour s'enfoncer un peu plus profondément dans la prison qu'il ne visitait guère pour la première fois. Ses visites étaient régulières depuis bientôt deux mois, il venait au moins deux fois par semaine. Bien plus que sa mère et son père, lui avait-on dit. Ses pas le menèrent donc au parloir où il s'installa, observant par la vitre épaisse le visage fatigué de son jeune frère. David l'avait observé quelques instants, la culpabilité se lisait sur ses traits durcis par quelques années dans la rue. Pourtant, au fond de ses yeux Silas voyait toujours l'enfant qu'il avait consolé, protégé et vu grandir au sein de la même famille que lui. Son reflet se mêlait aux traits du jeune homme, se reconnaissant en lui ; Comme s'il réalisait enfin pleinement ce qu'il aurait pu être s'il n'avait pas trouvé d'échappatoire.
Le téléphone en main, il salua David comme à chaque fois. Il ne parlait pas de son crime, de ses erreurs. Silas s'était juré de ne pas faire comme ses parents, de ne pas le pousser encore plus au fond ; Il tentait d'aborder des choses positives, de lui parler d'actualité, de la vie dehors. Lui demandant à chaque fois comment il allait, s'il s'en sortait bien. Lui parlant aussi de ce qu'il pourrait faire, à sa sortie. Il lui disait qu'il serait là pour lui, quoi qu'il arrive, qu'il l'aiderait, qu'il n'avait qu'à bien se comporter et que sa peine serait probablement réduite à cinq ou six ans plutôt que huit. Parfois il parlait de son travail, faisant sourire le jeune homme de vingt-trois ans. Il ne disait rien, ni qu'il l'enviait, ni qu'il le méprisait d'avoir choisi ce boulot de policier. Il n'avait jamais vraiment passé de commentaire, jamais moqué la différence qui séparait les deux frères. C'était mieux ainsi, au fond, car Silas n'aurait certainement pas su comment lui répondre. Il n'aurait pas trouvé les mots pour lui dire à quel point, chaque jour, son métier devenait un fardeau.
David lui avait toujours ressemblé. Autant physiquement que mentalement, il avait toujours eu ces traits communs avec Silas ; Avec leur père aussi, bien entendu. Impossible de nier leur parenté, comme deux copies légèrement dérivées de l'original ; D'un modèle que personne ne pouvait regarder avec fierté. À l'adolescence, le plus jeune avait suivi le même chemin que son grand frère avant lui. Il avait détesté l'école, les autres élèves, l'autorité et tout ce qu'on avait tenté de lui apprendre. Il s'était révolté, mais plutôt que de s'en prendre physiquement aux autres il avait préféré s'en prendre à lui-même. Quelques mauvaises fréquentations plus tard et voilà que l'enfant n'en était plus un. Là où Silas avait été fort, un leader naturel, charismatique et indomptable, son frère avait été faible, influençable et bien vite lâche. La drogue l'éloignait de plus en plus des cours, du lycée qu'il n'avait jamais terminé, jusqu'à le traîner dans la rue. En un claquement de doigts, alors que Silas devenait policier, son frère était dealer. Le bonheur qu'il n'avait jamais trouvé ni chez lui, ni dans les bras d'un amour puissant, il l'avait synthétisé dans la drogue.
Le plus vieux s'en était rendu compte, il n'était ni aveugle ni fou. David n'avait même pas tenté de le lui cacher, sachant trop bien que son grand frère ne le dénoncerait jamais ; Il avait eu raison. Bien que Silas ait tenté à de nombreuses reprises de sauver l'âme de son cadet, il n'y était jamais vraiment arrivé ; Un échec de plus, ajouté au grand tableau des déceptions de sa vie. Comme une preuve de plus que la justice n'existait pas vraiment, que le mal l'emportait, quoi que l'on fasse. Longtemps encore, il s'était senti responsable de l'emprisonnement de son frère. Comme s'il n'avait pas été assez présent pour lui, comme s'il n'avait pas su lui montrer le bon chemin, être un frère, un ami et même un père pour lui. En guise de conséquence il devait désormais le regarder au travers d'une vitre trop épaisse, observer chaque semaine son visage se décomposer un peu plus, son innocence s'envoler ; Du moins ce qu'il en restait.
CH9// Un rire s'était échappé de ses lèvres qu'il savait douces. Elle avait cette manie de glisser le bout de ses doigts devant sa bouche lorsqu'elle riait, comme pour cacher ses dents pourtant parfaites. Comme si elle ne devait pas éclater de rire, alors qu'il la savait si jolie lorsqu'elle se laissait un peu aller. Ce n'était pas leur première rencontre, ni la dernière. Leur relation avait lentement évolué sans qu'il n'y résiste vraiment, sans qu'il n'essaie sincèrement de la faire grandir non plus. Il s'avouait à lui-même avoir laissé cette femme entrer dans sa vie pour le bien qu'elle lui apportait, puis il s'était habitué à sa présence. Comme personne depuis fort longtemps, elle avait su l'apprivoiser, s'approcher de la bête un peu sauvage qu'il était devenu et voir le bon en lui. Il regardait au fond de ses yeux et pouvait y voir une âme douce et chaleureuse. Devant eux se trouvait un repas qu'elle avait préparé spécialement pour lui et il ne savait que trop bien combien de temps elle avait dû mettre à le perfectionner. En prenant une nouvelle bouchée, il l'avait complimentée sur sa cuisine, parce qu'il le pensait sincèrement ; Au moins autant que parce qu'il voulait lui faire plaisir. Elle lui avoua alors avoir tenté une nouvelle recette, ce qui n'étonna pas le policier d'une petite trentaine d'années. Cette soirée n'était qu'une parmi d'autres, ils se voyaient déjà régulièrement et la présence de cette femme dans sa vie avait un effet bénéfique sur lui ; Du moins, c'est ce qu'elle tentait de faire, c'est ce qu'il voulait croire.
Ils s'étaient rencontrés au travail, sur les lieux d'un accident mineur de la route ; Elle était ambulancière. Son visage était joli, des traits plutôt simples certes, mais elle n'avait pas échappé à son regard. Son corps était fin et elle ne dépassait pas le mètre cinquante-cinq, ce qui la rendait plutôt fragile au milieu des hommes dans ces métiers. Elle était belle, tout simplement, mais d'une manière si naturelle que ça n'avait rien de flagrant. Sa douceur, cependant, transpirait de tous ses pores, tout comme sa bonté et sa gentillesse. Elle n'avait rien à voir avec un policier aigri et misérable tel qu'il l'était en ce jour. Pourtant, le destin avait su les rapprocher, ils s'étaient croisés à nouveau et avaient finalement échangé leurs numéros. Une sortie, puis deux, une amitié, puis autre chose. Il ne lui avait caché ni son âme asséchée, craquelée et ternie par les années, ni même la bouteille de Jack Daniel's qui traînait toujours un peu trop vide sur la table basse du salon chez lui. Elle avait vu ses défauts dès le début, mais n'avait pas pris la fuite comme d'autres avant elle. Charlie n'était pas comme les autres filles, elle ne croyait pas aux comptes de fée elle était femme ; Charlie avait un faible pour les cas désespérés.
Elle avait aussi un faible pour lui, quelle surprise. Elle voyait pourtant clair, elle n'était ni innocente, ni stupide. Deux ans la distançaient de Silas, elle était son aînée et parfois plus que d'autres on avait l'impression qu'une vingtaine d'années séparaient le couple. Il titubait au milieu du salon, cherchant où poser sa veste de cuir, où pouvait bien se trouver leur chambre, crashant finalement comme une loque humaine sur le canapé ; Elle se levait, sans avoir fermé l’œil, puis l'entraînait de ses petites mains sur les siennes immenses jusqu'à la chambre qu'ils partageaient désormais. Elle n'avait pas la prétention de pouvoir faire des miracles, elle n'avait pas l'ignorance d'espérer qu'il deviendrait quelqu'un d'autre. Non, elle voyait ses qualités, son désir de bien faire et ses rêves, ses espoirs élimés par les années. Elle voyait l'amour qu'il avait à offrir, sans comprendre pleinement pourquoi celui-ci restait comme embouteillé. Comment aurait-elle pu deviner qu'il ne lui était pas destiné après tout ? Dans tous les cas elle l'aimait avec sincérité et lui n'avait jamais été vide de sentiments pour elle ; Cependant ce qu'il ressentait pour Charlie ressemblait plus à l'amour porté vers une sœur ou une amie. Il voulait la protéger, la rendre heureuse. Voir un sourire sur son visage lui faisait toujours un peu de bien, mais elle n'éveilla jamais un once de passion en lui.
CH10// NSFW! D'un geste brusque il avait plaqué son corps contre la porte encore close de la chambre d'hôtel. Il serrait dans son poing la carte magnétique qui devait l'ouvrir, mais préférait désespérément écraser son corps au sien comme s'il pouvait se fondre en lui. Ses lèvres étaient brûlantes, tout autant que la dernière fois, encore plus même que celle d'avant. Ils n'échangèrent pas un mot, pas un bonjour, ni une seule question banale qui aurait titillé n'importe qui de sensé ; Rien n'avait jamais eu de sens entre eux, rien n'en aurait en ce jour. Ils n'avaient jamais eu besoin de sens, jamais eu besoin de raison ni d'explication. Un seul regard avait suffi à rallumer le brasier qui ne s'était jamais réellement éteint entre eux. En une seconde leurs yeux s'étaient croisés ; L'instant d'après plus rien d'autre ne comptait. Il avait croisé son chemin, tout simplement.
La carte magnétique glissa brusquement, un peu trop maladroitement, puis une seconde fois pour déverrouiller la porte. Silas l'ouvrit enfin, la refermant tout aussi vite derrière eux. Quelques pas, des vêtements pratiquement arrachés et le corps de son amant s'était retrouvé échoué dans le lit au centre de la pièce. Ses mains glissaient sur son corps qu'il connaissait encore par cœur, malgré les années, malgré la distance qui les avait séparés. Comme si rien de tout cela ne s'était produit, comme s'il ne l'avait jamais quitté du jour au lendemain. Il l'embrassait sans reprendre son souffle, le touchait sans hésiter un seul instant tout comme lui l'embrassait et le touchait. Tout comme ils l'avaient toujours si bien fait. Son esprit s'embrouillait, Charlie n'existait plus. Son travail s'était envolé, ses responsabilités tout autant. Plus d'obligations, plus de comptes à rendre. Pas un instant il ne douta, pas un instant il n'eut l'impression d'être au mauvais endroit. Son corps épousait le sien, retrouvant sa moitié comme s'il ne l'avait jamais quitté. Il aurait aimé lui faire l'amour comme autrefois, mais un manque profond l'avait dévoré ; Il ne laissa que poussière sur son passage. Son cœur battait un peu trop fort puis, en l'espace d'un soupir, ce n'était déjà plus qu'un souvenir, presqu'une rêverie pourtant bien réelle.
Eliott s'éloignait en silence ; Silas retournait chez lui.
Au fond de son canapé, seul avec lui-même, il avait bu pour oublier. Rien de nouveau, rien d'inhabituel. La culpabilité avait un goût amer, il ne voulait certainement pas affronter le regard de Charlie en étant sobre. Il savait pourtant qu'elle ne saurait pas lire cette tromperie en lui, elle n'y était pas parvenue les fois précédentes, mais cela n'empêchait rien. Il y avait cette voix dans sa tête qui le traitait sans cesse d'enfoiré, de profiteur ou de salaud. Sa conscience qu'il noya d'une nouvelle gorgée un peu large de whisky. Il n'aurait su dire, en cet instant, si le pire serait de devoir affronter Charlie, ou d'avoir dû le laisser une fois de plus partir sans trouver quoi que ce soit pour le retenir.
Elle était rentrée, un peu tard après son travail et l'avait trouvé ivre mort sur le canapé. Douce comme à chaque fois, elle s'était approchée de lui. Malgré son ivresse il avait pu sentir sa main dans ses cheveux, la tendresse de son geste perturbant sa perception. Il s'était laissé guider jusqu'au lit, puis s'était rendormi sans y penser à deux fois. Demain elle serait encore là, prendrait soin de lui, l'aimerait pour deux et endormirait sa douleur, au moins un peu. Un pansement sur une jambe de bois.
CH11// Son regard observait distraitement les voitures en contrebas sans vraiment détailler la scène. Il semblait encore mentalement absent, comme si tout ce qui venait de se passer durant cette semaine n'avait été qu'une suite de rêves. Tout semblait si absurde, comme irréel et pourtant cette bague de fiançailles à son doigt n'avait rien d'un mirage. Il leva un peu sa gauche, détaillant l'anneau d'or, puis reposa mollement sa main sur la rambarde du balcon où il était sorti prendre un peu d'air. Il inspira alors longuement, puis cacha son visage, honteux et lâche. Il avait accepté de se fiancer et pourtant il ne comprenait toujours pas pourquoi. Il avait accepté alors qu'il n'avait jamais sincèrement aimé Charlie, du moins pas comme elle l'aimait. Il avait accepté car elle était bonne pour lui, car elle l'aimait, car elle était là près de lui tous les jours. Un goût amer brûlait sa gorge ; Il irait le noyer dans un nouveau verre de whisky.
Cette semaine n'était que folie ; La suivante ne fut guère meilleure. Douze jours auparavant, David sortait tout juste de prison et il l'avait invité à dîner chez lui. Charlie avait été aussi douce et gentille avec lui qu'elle l'avait été avec Silas durant leurs cinq années de vie commune. Il ne pouvait nier qu'il l'aimait pour cela au moins un peu ; Qu'il avait dit oui pour cette raison parmi les autres. Son frère était ensuite parti, lui annonçant qu'il avait des amis pour l'héberger. Qu'il ne devait pas s'en faire, disait-il. Pourtant voilà qu'au petit matin, à peine deux semaines plus tard, il l'avait appelé. Sa voix tremblait au téléphone, Silas pouvait à peine détailler les événements qu'il lui racontait. Il demandait un avocat, lui disait d'en trouver un bon ; Il disait n'avoir rien fait, puis le mot "presque" résonnait dans la tête de l'homme. Presque rien fait. Son cœur avait cessé de battre, du moins pour un battement. Il s'était senti impuissant à nouveau, il avait vu son monde s'écrouler une fois de plus. David retournerait en prison et il n'avait ni la force, ni la foi de croire en lui à nouveau ; De se battre pour lui.
Il conduisait sa voiture de fonction, tardivement le soir en compagnie de son collègue auquel il n'avait pas adressé un seul mot ou presque depuis le début de leur quart de travail. Ils patrouillaient les rues sombres de ce quartier de la ville qui l'avait forgé en tant que policier, ce quartier pourri jusqu'à l'os. Pourtant, alors que le crime attendait à chaque coin de rue dans cet endroit paumé de Londres, Silas avait l'esprit ailleurs. Il revoyait son frère tout jeune, courir vers lui à la fin de sa première journée d'école. Il le ramenait à pieds chez eux, mais avant ils s'étaient arrêtés pour manger une glace qu'il avait payé avec une poignée de monnaie volée à son père. Son visage encore enfantin traversa son esprit, puis soudainement sa vision se brouilla ; Il revit son visage fatigué d'il y a deux semaines, la douleur au fond de ses yeux. Il entendit résonner dans sa tête les paroles de son frère, lorsqu'il disait "vouloir changer", puis cet appel ce matin qui l'avait rappelé à la réalité. Rien ne changeait jamais.
BANG
Le coup de feu alarma son partenaire, puis il suivit le mouvement. Le plus jeune des deux policiers s'était élancé vers l'origine du son, Silas avait eu la présence d'esprit d'appeler la centrale avant de se jeter dans l'action. Il sortit ensuite pour rejoindre son collègue, qui avançait vers la scène de crime. Un gamin d'à peine vingt ans, peut être moins, gisait au sol. Il se tenait le ventre et bougeait à peine, mais il n'était pas mort ; Pas encore. Silas observa autour d'eux, mais ne vit personne. Délit de fuite, songea-t-il aussitôt. C'était probablement ce que son collègue avait pensé, alors il portait secours au jeune homme en compressant sa blessure. Silas observait la scène, mais c'était comme si tout se passait sur une autre planète, dans une autre dimension. Il était là, mais en simple observateur. Pourtant d'un coup tout devint réel, il fut tiré de ses rêveries sans son au ralenti par les cris des roues d'une voiture bruyante qui traversait la rue à toute vitesse.
BANGBANG
Deux coups de feu, peut-être plus. Il n'en avait, à vrai dire, aucun souvenir concret. On lui avait demandé de décrire la scène et n'en avait pas été capable. L'un des deux coups de feu avait raté sa cible, visant probablement à achever la victime au sol ; Le second était venu se loger dans le bras gauche de Silas. Le son avait été plus fort que la douleur, du moins sur le coup. Son collègue avait crié, probablement de se mettre à couvert, mais c'était un peu trop tard. Il l'avait vu se redresser pour tenter d'atteindre les roues de la voiture avec son arme de service, mais n'y était pas parvenu. Il avait cependant eu le temps de prendre la plaque en note dans sa tête, du moins c'est ce qu'on avait raconté à Silas un peu plus tard. Pour sa part, il n'avait pas bougé. Tout s'était passé comme s'il n'était que spectateur, tout s'était passé trop vite, dans une zone hors de son contrôle.
« Lloyd... Vous êtes un bon policier, qu'est-ce qui vous est arrivé hier ? Jones m'a dit que vous aviez figé, c'est vrai ? Vous dites être incapable de me dire pourquoi, de me décrire cette scène en détail, et vous me demandez de vous reprendre dans cet état ? »
La voix de son supérieur résonnait dans son esprit encore sourd. Il le fixait, avant de baisser un peu les yeux. Aucune explication à donner, aucune excuse. Il était conscient que son partenaire aurait pu recevoir cette balle, qu'il aurait pu mourir et ça aurait été en partie par sa faute. Il avait manqué de vigilance, d'attention, juste un instant il s'était absenté. Trop de problèmes, trop de choses. Cette bague à son doigt, son frère derrière les barreaux à nouveau et maintenant ça. Cette blessure mineure à son bras, accompagnée d'une suspension indéterminée lui disait-on. Il devrait être jugé apte par un psychologue pour reprendre son travail ; Une part de lui s'en indignait, alors que sa rationalité ne pouvait nier qu'il en avait besoin plus que jamais.