Cheveux châtains laissés au gré du vent, yeux bruns pénétrants, lunettes en équilibre précaire sur le nez, Misaki Eliot laisse dans le sillage de son regard taquin bon nombre d’admirateurs. Si sa présence ne s’impose que peu par sa taille — tout au plus moyenne — le charisme qu’il porte avec aisance dans ses gestes comble amplement cette lacune.
Pourtant, et ce bien qu’il soit conscient de l’attention qu’on lui porte, il ne se soucie guère de son relatif succès — c’est un état de fait qu’il accepte, tout comme il accepterait le cas contraire. Sur ce point, Misaki a les pieds posés fermement sur terre — il connaît ses forces et ses faiblesses, et du moins reconnaît ses défauts en son fort intérieur.
Il possède un esprit analytique indéniable, et fait ainsi preuve d’une grande perspicacité face son environnement et les autres, sans grande surprise. Ce talent d’observateur se révèle être sans conteste son atout le plus conséquent.
Néanmoins, ce vernis ne sublime pas entièrement le personnage — quiconque côtoie d’assez près Misaki se rend rapidement compte que sa personnalité n’adhère pas tout à fait à l’image que l’on se fait de lui. Il prend grand plaisir à taquiner ses proches, n’hésite aucunement à user de fourberies diverses pour son amusement, et possède un goût prononcé pour le sarcasme en toute situation. Il va sans dire que le choc est d’une rudesse extrême lorsque l’on est soudain confronté à un sourire narquois (ou comme le confient volontiers ses proches de petit merdeux), alors que d’ordinaire Misaki se contente d’un air pensif, sérieux, tout au plus joueur et ce seulement lors d’excursions sur le gazon les jours de match.
Cependant, ses piques n’ont jamais pour but la méchanceté gratuite — l’ensemble reste bon enfant, et si critique il y a, elle est toujours à défaut d’être méritée, justifiable.
Son esprit critique lui attire malheureusement parfois des ennuis, particulièrement dans sa jeunesse, et les représailles qu’il a parfois subies expliquent en partie la difficulté que rencontre Misaki à exprimer ses émotions, et bien qu’il ait des amis qu’il apprécie beaucoup, il a tendance malgré lui à entretenir une certaine distance vis-à-vis des autres. Cette distance le rend difficile à approcher, du moins au premier abord, et ses remarques parfois acerbes en rebutent plus d’un, ne serait-ce que par le gouffre qui semble séparer le Misaki polit et mystérieux du personnage enquiquineur à souhait qu’il est véritablement.
Mais en dépit de ses petites excentricités, lorsque l’on entre dans son cercle d’ami, Misaki fait preuve d’une loyauté inconditionnelle qu’il exprime par ses actes bien qu’il ne l’exprimera jamais par ses mots.
À noter que Misaki, fin observateur et sportif de surcroît, affectionne la prise de risque que ce soit sur le terrain ou dans la vie — fort heureusement pour lui, les conséquences de ces effronteries ne se limitent pour le moment qu’aux représailles de ses camarades lorsqu’il était plus jeune. Sa carrure modeste n’aide en rien cette fâcheuse tendance : Misaki sait pertinemment que ses adversaires le sous-estiment et se plaît à les conforter dans leur interprétation erronée. Sous ses choix vestimentaires classiques mais décontractés se cache un corps d’athlète bien qu’il n’en ait pas l’air — la petite touche finale qu’apporte ses lunettes achève le portrait de l’étudiant lambda, inoffensif, véritable poisson esseulé dans l’antre des requins au regard de ceux qui l’aperçoivent au détour d’une ruelle une fois la nuit tombée. Mais si Misaki est loin d’être invincible, « inoffensif » reste à son égard un qualificatif dangereusement faux…

Misaki Eliot connaît une enfance en deux temps. Né d’un père anglais et d’une mère japonaise, ses premières années sont bercées par les banalités d’une vie familiale londonienne on ne peut plus ordinaire. Ce quotidien bascule subitement lorsqu’à dix ans sa mère est victime d’un accident, et son père, se consumant de chagrin, s’enferme dans son travail. Misaki se retrouve alors seul, et doit désormais supporter le poids d’une mère absente et d’un père distant.
À l’image de son père, le jeune garçon se réfugie tour à tour dans diverses occupations. Misaki s’éprend notamment d’un vieux recueil de poésie retrouvé dans la bibliothèque de feue sa mère, dont l’auteur porte curieusement le même patronyme que lui — Eliot. Il se demande parfois si le choix de ce livre en particulier n’avait pas été une petite pique ironique de la part de sa mère, férue de littérature anglophone, envers son père. Misaki se livre ainsi à ses heures perdues à la lecture de poèmes dont l’atmosphère lui font un effet singulier en dépit du fait que leurs sens exacts lui échappent.
Misaki trouve également refuge dans le sport, notamment dans le baseball malgré le manque de popularité dont souffre la discipline au Royaume-Uni. Compte-tenu de la présence dominante du baseball sur la scène sportive japonaise, c’est une façon pour Misaki de rester proche de sa mère par procuration.
Sa tendance à ne pas garder sa langue dans sa poche lui cause quelques soucis, et une grande partie de ses premières années adolescentes sont passées à subir les coups et représailles de ses camarades de classe et parfois même co-équipiers. Fort heureusement cette tendance se dissipe lorsqu’il entre au lycée. En somme, mis à part quelques rebondissements tragiques, Misaki Eliot ne fait pas figure d’exception comparé à d’autres jeunes londoniens.

Et pourtant.

Lorsqu’il n’a que treize ans, au moment où sa vie ressemble à un enchevêtrement d’épreuves insurmontables, Misaki se voit persuadé que sa perspicacité n’est pas un phénomène tout à fait ordinaire. La faute aux vers aux allures prophétiques de T.S. Eliot, ou bien à la volonté démesurée d’un adolescent en quête de raison d’être, Misaki en arrive à la conclusion qu’il possède un don des plus singuliers — celui de prédire avec un inquiétant degré d’exactitude le déroulement des événements des dix secondes à venir. Il n’en parle jamais à personne, mais l’idée se loge fermement dans son esprit — elle s’ancre si profondément qu’aujourd’hui encore, malgré le doute, elle persiste encore et toujours. C’est cet insidieux soupçon de possible, de peut-être… ? qui a poussé Misaki à étudier les sciences physiques à la Millenium University, fleuron de réussite et d’innovation au cœur d’une ville au potentiel déjà plus que remarquable. Par les ressources et le renom de l’établissement, il espère découvrir une bonne fois pour toute si son don en est véritablement un, et si oui possiblement y trouver une explication, et ainsi faire taire le mystère qui le hante depuis tant de temps. Et lorsque parfois il succombe aux dents acérées du monstre doute, Misaki se laisse croire, ne serait-ce qu’un court instant, que sa venue à Millenium n’est pas une erreur — que par-delà le seuil de la mort sa mère guide ses pas entre les murs sacrés où elle enseignait jadis.
Quoi qu’il en soit, ce joyeux tumulte l’a doucement, mais méticuleusement changé. Aujourd’hui Misaki n’est plus tant un opportuniste aux paris risqués mais calculés. Encore insuffisantes pour aboutir à une conclusion définitive, ses études seules ne peuvent le satisfaire — Misaki, sous le couvert de la nuit, se glisse dans la peau d’un « justicier » aux ambitions incertaines. Il se frotte à la petite délinquance, mais non pas particulièrement pour assouvir des velléités morales. Il joue bien plus au trompe-la-mort, en quête du frisson que lui procure la prise de risque inconsidérée. Si ses incursions dans la petite criminalité lui permettent au passage de vérifier à la fois l’existence de son « excentricité », et l’existence potentielle de celles des autres, c’est comme dirait-on « deux pierres d’un coup ».

Misaki Eliot se résume désormais ainsi — est-il réellement le détenteur d’un pouvoir, où n’est-il seulement que brillamment perspicace ? Londres sous le hâle des lampadaires, aux espaces morcelés par le règne des nuits sans étoiles, recèle bien plus que les délinquants et les assoiffés d’ivresse et de chair — et si Misaki se targue pour le moment d’être le maître de son jeu, il ferait mieux de prendre garde et tendre l’oreille aux murmures des vers de ce livre d’antan qui serpentent les rues pour lui livrer leur prophétie :
I think we are in rats’ alley
Where the dead men lost their bones...*

*[« Je pense que nous sommes dans l’allée des rats
Où les morts jadis perdirent leurs os. »
— T.S. Eliot, « II. A Game of Chess », The Wasteland]