« Tu as beaucoup de chance, ne l’oublie pas », te rappelle ta mère.
Oui, tu sais que tes cheveux blonds représentent la pureté, que tes yeux noisette te donnent un air inoffensif, que tes traits sont fins comme ceux d’un enfant et que ta peau est blanche et délicate comme de la neige. Oui, tu sais tout ça.
« Le monde extérieur ne peut que te souiller »
Maintenant, tu as dix-neuf ans et tu ne crois pas un mot de ce que ta mère a pu te dire.
Tu n’es pas très souriant, des cernes violacées gâchent ton visage "si pur", tu es un peu trop maigre et pas assez grand, tu n’es pas parfait, tu ne l’as jamais été, d’ailleurs.
Tu n’es plus un enfant, tu n’es plus aussi pétillants qu’avant, tu es devenu plus terne, passe-partout, et tant mieux.
Tu n’aimes pas te faire remarquer de toute façon.
T’aimerais te donner un genre, t’aimerais partir à l’aventure, t’en foutre de tout ce qui peut t’arriver, vivre au jour le jour et ne demander que le strict minimum. Mais y a toujours ce truc qui te colle à la peau, t’as peur d’être sale, d’être souillé. On t’a mis ça en tête, tu n’arrives plus à t’en défaire. Ca te rend fou, on te traite de maniaque, mais qu’est-ce que t’y peux ?
T’as besoin d’un environnement propre, trop propre. Tu vis dans une bulle impersonnelle et aseptisée, et pourtant c’est tout ce que tu hais.
Tu envies ceux qui arrivent à ne pas s’inquiéter de leur hygiène de vie.
Non, tu envies ceux qui sont normaux.
Tu sais que c’est pas normal, ce qui se passe dans ta tête, ça en devient pathologique.
Tu es devenu hypocondriaque et tu te protèges tellement d’une saleté imaginaire que ton corps devient un peu plus sensible tous les jours, tu tombes très régulièrement malade. Si c’est pas ironique, ça.
En fait tu es peureux, t’as peur du changement, t’as peur de sortir de ton petit confort, de ta bulle. Alors tu rêves. Tu regardes des films, tu pourrais passer ta vie à ça, tu voyages par l’intermédiaire du cinéma, t’es envieux, encore un de tes défauts.
Mais t’y crois, tu sais que t’arriveras à t’en sortir, bientôt ce sera toi qui fera rêver les peureux, et peut-être qu’ils se bougeront grâce à toi.
Tu veux –te ?- prouver qu’il y a de la beauté autre part que dans cet hôpital affreusement blanc que représente ton esprit.
Tu es content de sortir un peu de ton monde, en fait, tu adores observer les gens, tu adores les entendre parler de ce qu’ils aiment, ça te donne de la force, du courage, tu t’en inspire.
Tu admires ces petites différences absolument personnelles entre chacun d’entre eux.
En fait t’es pas très compliqué, t’es un rêveur.
Et tu rêves de changer.
Allons plus loin, en autarcie,
voir comme c'est beau les ciels pluvieux.
Qu'un jour plus vieux je puisse dire
comme tout est beau avec le sourire
« Heilige Marja,
Heilige Marja ! »
Sainte Marie
Ta mère a toujours voulu une fille, tu le sais très bien.
Heureusement pour toi, à défaut d’en être une, tes traits ont toujours été assez féminins. Tu sais que ça lui fait plaisir, qu’elle te trouve beau.
Qu’elle te trouve parfait.
Elle a choisi de t’appeler
Marja, parce qu’à ses yeux, tu es un être divin. Tu représentes la douceur, l’amour… Tu es un saint.
Malgré tout, elle ne t’a jamais traité comme une fille, tu étais son petit garçon, sa fierté.
Elle ne t’en a jamais voulu lorsque tu as voulu couper cette longue crinière blonde à cause des remarques des autres enfants.
Non, elle t’a toujours bien traité, elle a toujours tout fait pour ton bien.
Trop fait ?
Ton père, tu le n’a pas vraiment connu. Tes parents ne s’aimaient plus déjà bien avant que tu naisses. Tu te souviens de certaines choses. Il était d’une gentillesse affolante –normal, il s’agit de la famille, mais l’as-tu déjà considéré comme tel ? Il était beau, fort aussi. Du moins, tu penses. Mais ce n’était rien comparé à ta mère. Elle t’impressionnait, elle était ton modèle.
Alors quand ton père est parti, tu n’as rien dit. L’as-tu d’ailleurs remarqué ?
Ta mère était très forte, elle était toujours à tes côtés et pourtant, elle arrivait à satisfaire tout tes besoins. Tout ce qu’elle avait, amour ou argent, tout ça était pour toi.
Tu étais chouchouté, dorloté… Un vrai enfant roi. Tu avais tout ce que tu voulais avant même d’y penser.
Tu étais parfait. A une chose près. Tu as toujours eu un métabolisme fragile, un seul coup de vent et tu étais cloué au lit pendant une semaine. Mais toi, tu t’en fichais bien, tu étais insouciant, tu étais
immortel.
Aux yeux de ta mère, c’était une autre histoire.
Son fils, en danger ? Inconcevable.
Si la nature était décidée à te faire du mal, elle saurait l’en empêcher.
Alors elle t’a enfermé.
Bien sûr, tu ne t’en rendais pas compte, ton complexe d’Œdipe te criait « Hourra ! », tu pouvais enfin passer des journées entières avec elle, si tu le pouvais, tu ne la quitterais plus jusqu’à ta mort.
Tu n’étais qu’un enfant, après tout, tu étais heureux, tu étais d’un optimisme attendrissant.
Mais au final, pleins de choses t’étaient encore inconnues. Pourquoi ton père était-il parti ? Pourquoi l’amour que ta mère te portait était-il aussi fort ?
Tu savais qu’elle aimait la propreté, l’ordre. Elle était exemplaire.
Alors tu t’es pris au jeu, tu t’es laissé faire. Chez toi, tout était blanc, tout était propre, tout était
vide. Mais c’était normal, ça, non ?
Tu as passé ta vie dans cet appartement aux airs de cellule capitonnée. Tu y as pris goûts.
Mais encore une fois, tu n’étais qu’un enfant.
Tu te souviens de la fureur, du visage et des cris de ta mère lorsque tu renversais malencontreusement ton bol de lait ou ta peinture par terre.
Tu avais peur, mais c’était pour ton bien après tout.
Peu à peu, tes jouets colorés disparaissaient, tes feutres, tes tubes de peinture et tout ce qui pouvaient tâcher s’évaporaient miraculeusement.
Même la nourriture que ta mère te préparait jadis avec amour devenait fade, terne.
Tout était blanc. Ta peau, les murs, les meubles, tes draps, même tes cheveux étaient presque blancs. Et toi, tu t’effaçais. Ton esprit devenait blanc lui aussi.
Ta mère te faisait étudier, tu avais des centaines de fiches tapées à la machine, toutes trop ordonnées.
D’un côté, tu avais envie de hurler, de faire jaillir ces couleurs perdues, de tout casser et de fuir.
Mais «
le monde va te souiller, si tu sors ».
Tu n’étais plus qu’une enveloppe corporelle, tes idées, tes rêves, ton inconscient. Tout était dicté, tout était devenu impersonnel. Mais tu n’étais pas malheureux.
Tu devenais comme ta mère. La moindre miette égarée sur un coin de la table te faisait paniquer. Tu avais une peur monstre de ce
dehors pourri, de ce dehors sale.
Tu développais des tocs, tu nettoyais tout jusqu’au moindre recoin, tu te lavais trois ou quatre fois en une journée. Tu t’effaçais plus encore. Tu allais bientôt être complètement blanc et disparaître. Tu allais bientôt être cet être si pur dont ta mère rêvait.
Et une nuit, tu t’es réveillé. Comme ça, sans raison. Ca n’arrivait jamais, habituellement. Tout était organisé. Tu te couchais à vingt deux heures trente et te levais à neuf heures. Alors pourquoi étais-tu debout à deux heures ? Quelque chose t’empêchait de dormir, tu ne te sentais pas bien, tu avais mal au ventre et une boule dans la gorge. Étais-tu malade ?
Il fallait que tu évacues un mal inconnu, il fallait que tu te changes les idées.
Alors tu es entré dans le bureau de ta mère. Tu n’y entrais jamais, tu n’avais pas le droit d’accéder à l’ordinateur. Parce que ça allait te mettre en lien avec le monde extérieur. Et ça, c’était impensable.
Mais cette nuit là, tu étais bien trop curieux.
Timidement, tu te promenais sur différents sites, totalement incrédule face à cet inconnu. Tu étais mal à l’aise mais le monde extérieur te paraissait tout d’un coup moins dangereux.
Tu es tombé sur un lien. C’était un film. Un film que ton père adorait, tu ne t’en souvenais plus jusqu’à présente mais maintenant, cela te paraissait évident. Alors tu as osé. Il datait de 1997, l’année de ta naissance. Et le titre, quelque chose t’attirait… Alors tu as décidé de le regarder, de regarder
La vie est belle. Et tu as pleuré. Tu ne sais plus vraiment pour quoi. L’histoire en elle-même n’était pas réellement joyeuse et se déroulait durant la seconde guerre mondiale –ta mère t’en avait parlé, c’était une des raisons principales faisant que ce monde était pourri, d’après elle. Mais c’était aussi plus fort que ça. La musique, les images,
les couleurs. Tu avais oublié tout ça, comment avais-tu pu oublier tout ça ? C’était si beau.
Alors tu as senti ton corps et ton esprit se vider de ce mal qui te rongeait, et quelque chose d’autre te remplissait cependant. Tu avais trouvé une voie, quelque chose qui te donnait envie de vivre, de briser cette cage désinfectée. Tu avais envie de partir, loin, de voyager et de graver chaque instant dans ta mémoire.
Il fallait que tu fasses du cinéma.
Il fallait que tu te sauves pour sauver tous ceux qui se trouvaient dans le même cas que toi.
Alors tu as hurlé.
Pour la première fois de ta vie, tu as haussé la voix, tu t’es affirmé, tu reprenais tes couleurs en exposant tes idées à ta mère qui, quant à elle, devenait livide. Tu étais bien décidé à partir. Dans son dos, tu t’étais renseigné, tu avais trouvé une école. Une école qui pouvait t'accueillir malgré tes diplômes manquant. Tu étais confiant, tu avais des connaissances, bien que générales. Tout était objectif, tu n'avais aucun avis sur rien, tu avais celui de ta mère. Et tu voulais t'en détacher. Tu pourrais te forger tes propres opinions. Tu étais bon élève. Tu étais confiant. Mais tu débutais seulement dans l'art, à vrai dire ça n'existait pas pour toi jusqu'à ce jour, mais ta motivation te permettrait de rattraper ton retard, tu en étais sûr. Tu étais prêt à affronter ce danger, tu te sentais fort.
Immortel.
Alors tu es parti. Des rêves dans les sacs, des couleurs dans la tête.
Mais ce n’est pas si facile, de fuir ses démons, de tout recommencer.
Tu étais peut-être un peu trop prétentieux, au final tu n’es qu’un peureux.
Mais t’y crois, tu arriveras à peindre ce nouveau monde de tes couleurs.
On naît, on vit, on meurt
L'œil trouble, l'envie, l'odeur
Un monde, moi saint, sentir douleur
Des mots malsains nourrissent les peurs