Le mur de pierre est froid contre son dos et même le sweat épais qu'il porte n'y fait rien. Ses yeux sont rivés sur ses mains, rouges et meurtries. Il va falloir qu'il les bande à nouveau. Il se relève avec difficulté, grimaçant lorsqu'une douleur cinglante dans son côté lui coupe la respiration. Il ravale son appréhension et soulève les couches de vêtements pour évaluer les dégâts. Un beau bleu. Large et douloureux qu'il doit probablement à la grande brute.
Il ne sait même pas pourquoi il s'est battu cette fois-ci. Peut-être l'ont-ils traité de minus? Ça ne manque jamais de l'énerver. Luke déteste qu'on le prenne de haut et quand on atteint tout juste le mètre soixante ça peut devenir un problème. Pas qu'il ait besoin de ça pour avoir la rage au ventre, c'est juste une bonne excuse pour extérioriser la colère constante qu'il porte en lui.
Il examine le bleu, palpant doucement la peau colorée pour juger la situation. Bon. Il y mettra de la glace. Rien de grave. C'est pas la première fois qu'il se fait amocher pendant une bagarre. Ce sera sûrement pas la dernière.
Il se met en route, rabattant la capuche de son sweat pour dissimuler quelque peu les nombreuses blessures qu'il a au visage et fourre ses mains dans la poche kangourou. Il est temps de rentrer. Il baroude dans les quartiers moins sympas de Londres depuis la fin des cours, il resterait encore, quitte à passer la nuit dans un caniveau mais ses blessures changent la donne. Ce qui lui reste de ses années de boxe c'est une bonne droite et une attention pour sa santé. Parfois il se demande combien de temps doit s'écouler avant qu'il perde ça aussi.
C'est une longue marche jusqu'à chez lui. Depuis que sa mère s'est remariée ils vivent dans un quartier résidentiel confortable, bien loin des ruelles sombres et menaçantes dans lesquelles Luke a grandi. Il a toujours trouvé la petite maison blanche devant laquelle il s'arrête maintenant un peu trop parfaite. Un peu trop propre peut-être. Ça ne lui correspond pas. Ça ne correspond pas à sa mère. Oh, elle essaye bien de correspondre à son environnement mais Luke la connait mieux que ça. Il n'oubliera pas. Et sa colère ne démordra pas.
A peine a-t-il passé le pas de la porte qu'une femme élancée, peau brune et cheveux de jais, sort de la cuisine pour l’accueillir.
"Luke." dit-elle d'un ton pincé qui correspondrait mieux à une bourgeoise qu'à cette femme tout droit sorti de la misère. "J'aimerais que tu arrêtes un peu ces bêtises. Ça suffit non? On a une belle vie ici, avec Dermot, et tout ce que tu fais c'est ruiner ce qu'on te donne."
Elle n'a pas fini, mais lui n'écoute déjà plus. Il jette un oeil sur elle. Malgré tout, ils se ressemblent. Il tient ses traits d'elle au point qu'il se demande parfois ce qu'il a hérité de son père. Impossible de le dire bien sûr, puisque l'homme est un inconnu.
Ses yeux sombres quittent la femme qui rabâche encore des paroles entendues maintes fois auparavant et il se dirige sans un mot vers les escaliers. Le silence et l'indifférence sont deux choses dans lesquelles il excelle.
Sa chambre est un sanctuaire d'obscurité, perdue dans les combles, isolée du reste de la maison. C'est la seule pièce qu'il aime dans le bâtiment. Il allume une petite lampe en entrant. La lumière faible n'éclaire qu'une partie du bureau et ne fait rien pour dissiper les ombres qui persistent dans le reste de la pièce. C'est très bien comme ça.
Son regard est attiré par les pages de son livre de maths, ouvert sur son bureau et parfaitement au centre du cercle de lumière émis par la lampe. Les nombres stricts et froids, imprimés en noir sur page blanche l'attirent, exercent une force sur lui qui le pousse à s'asseoir et à ramasser un stylo avec sa main meurtrie. Il plonge dans les nombres et les équations avec abandon, la douleur physique bien loin de ses pensées. Il se sent calme.
Luke n'a jamais eu d'illusions sur sa situation familiale. Il a toujours su qu'il n'était pas aimé par sa mère. Même si un enfant de quatre ans ne peut pas comprendre que sa naissance n'était pas voulue et n'avait été qu'un accident, résultat d'une soirée de beuverie terminée dans le lit d'un inconnu, il peut comprendre l'absence de gestes affectueux et les regards dégoûtés.
Alors quand à la maternelle la maîtresse répète à qui veut l'entendre que tous les parents aiment leurs enfants, il sait qu'elle ment. Lorsqu'il tente de lui expliquer qu'elle fait erreur, avec la bienveillance d'un enfant de cinq ans qui pense faire face à une erreur honnête de la part de l'adulte, elle pose sur lui un regard apitoyé et s'obstine dans ses propos. Luke apprend à la détester.
Ça n'arrive pas du jour au lendemain. Mais après cette conversation où il décrète qu'elle est simplement bête et ne peut pas comprendre, la maîtresse continue de le traiter comme un être pitoyable. Même en tant qu'enfant, Luke est dérangé par cette attention déplaisante. Il commence à l'éviter et finit par fuir tout contact avec elle, affichant de la répulsion lorsque cela se produit.
Il préfère le maître de la classe d'à côté. Lui accepte les opinions de Luke sans essayer de lui faire changer d'avis et il paraît comprendre que Luke n'a pas besoin qu'on se sente désolé pour lui. L'esprit infantile de Luke prend cette distinction entre la maîtresse et le maître comme loi universelle et il ne se détache jamais complètement de ce dédain mêlé de dégoût pour les femmes.
***
C'est à l'école primaire que Luke se découvre une passion pour les chiffres. Ce n'en est pas vraiment une d'ailleurs, mais les nombres font sens pour lui plus que les lettres ou les gens. Il n'y a rien de mystérieux à ces symboles. Si on les utilise d'une certaine façon on obtiendra toujours le même résultat. 2+2 feront toujours 4 et il aime cette simplicité.
Sa mère accueille les prédispositions de son fils pour les mathématiques avec un haussement de sourcils qui paraît dire: "il est au moins bon à quelque chose". Si Luke avait un jour nourri quelque espoir de changer l'avis de sa mère sur lui, ce moment fut critique. Clairement, quoi qu'il fasse, il ne serait jamais assez bien pour cette femme.
A sept ans il a conscience que ce qu'il fait, il ne le fait que pour son mérite personnel.
***
La violence entre dans la vie de Luke lorsqu'il a huit ans. Rentré d'une journée frustrante à l'école, il saute sur son lit et se met à frapper sauvagement son oreiller. Ses pensées sont pleines de railleries, de sa solitude, de la méchanceté de ces gamins qu'il est obligé de côtoyer au quotidien.
Éventuellement, la raison reprend le pas sur l'instinct et il se force à se calmer. Il termine son petit épisode par un dernier coup de poing rageur avant de replacer l'oreiller à la tête du lit et de lui tourner le dos définitivement. Mais même après qu'il se soit emparé d'un livre et se soit assis pour lire, la colère ne disparait pas. Il la ressent comme des braises à moitié-éteintes logées dans son estomac qui ne demandent qu'à s'embraser.
Au fil du temps il finit par s'habituer à cette nouvelle présence en lui qui s'anime et s'efface au gré de ses humeurs. Il apprend à l'ignorer, à l'étouffer. Mais il sait aussi comment l'attiser et la canaliser pour rendre un coup de poing plus douloureux. Il se l'approprie pleinement car, après tout: c'est une partie de lui.
À neuf ans la violence fait déjà partie de son quotidien. Il n'hésite plus à frapper parce que les mots ne sont pas une défense. Il s'habitue à la douleur et aux blessures. Il ramène tout cela chez lui et panse ses plaies patiemment une à une. Il lui reste ce sanctuaire, car la maison a toujours été dépourvue de violence physique. Il y a de la colère et peut-être de la haine parfois, il y a des mots et des regards qui blessent mais sa mère n'a jamais cherché le contact. Affectueux ou autre.
Cela ne dure pas. Le jour de ses dix ans il décide de demander quelque chose pour son anniversaire. Il n'a jamais reçu de cadeaux ou mangé de gâteau pour fêter l'évènement. Généralement celui-ci se résume à une croix sur son calendrier et la conscience que son âge vient de changer. Cette année il veut commencer des cours de boxe et il se dit que demander à sa mère de l'inscrire a plus de chances de réussir le jour de son anniversaire qu'un jour lambda.
Ça ne se passe pas comme prévu. Lorsqu'il approche sa mère qui est dans la cuisine en train de découper un article de magazine et formule sa demande la réaction est imminente. Elle fait volte-face et le couvre de reproches. Son regard luit avec une lueur que Luke connait bien. Ils se ressemblent finalement.
Il commence à se demander s'il ne ferait pas mieux de partir et de ré-essayer plus tard, lorsque dans un mouvement colérique la femme perd le contrôle de ses ciseaux qui viennent entailler la joue de Luke, juste sous son oeil.
C'est comme si le temps s'était arrêté. Luke ressent à peine la coupure, tellement soudaine que la douleur met du temps à arriver. Sa mère s'est figée regardant le sang couler le long de sa joue avec un regard horrifié. Elle ne semble pas croire que c'est elle qui a causé ça.
Luke pose sur elle un regard nouveau. Pour la première fois de sa vie, elle l'a déçu. Il la pensait animée par la haine et la colère, tout comme lui, et il se rend compte qu'elle ne vit que par le mensonge. Elle a ce potentiel que Luke s'applique à développer depuis qu'il l'a découvert, mais au lieu de l'apprivoiser, elle le rejette, elle le cache, elle le transforme en farce risible.
Luke se détourne. Sans un mot, il quitte la pièce et monte les escaliers. Il s'occupe lui-même de l'entaille, qui laissera malgré tout une cicatrice, et retourne à ses activités. Il a tourné la page sur l'incident, mais il reste malgré tout une tâche sur leur histoire, un tournant définitif qui n'admet pas de retour en arrière.
Le lendemain, sa mère l'inscrit au club de boxe.
***
Dermot Murphy arrive dans leur vie lorsqu'il a quinze ans et il a à peu près autant d'importance dans la vie de Luke qu'un poisson rouge. Il est un peu plus vieux que la mère de Luke et ses cheveux sont déjà gris à quarante-trois ans. Ses lunettes lui donne un air d'intellectuel et son sourire est modeste. Luke le classifie comme un homme sympathique probablement trop bien pour sa mère et ne s'en occupe plus.
L'indifférence dure jusqu'au mariage et aurait duré plus longtemps si ça n'avait tenu qu'à Luke. Honnêtement, il n'y croit pas du tout. Sa mère et lui viennent des bas-fonds Londonien que Luke fréquente par ailleurs plus assidument que leur maison, surtout depuis qu'il a arrêté la boxe. Lorsqu'il rentre c'est tard la nuit et couvert de blessures fraîches. Il ne s'en cache pas et l'école se retient tout juste de le renvoyer parce que ses notes laissent entendre qu'il est intelligent.
Malgré tout cela, Dermot recherche sa compagnie sans s'imposer. Lorsque Luke rentre bien amoché et ne s'occupe pas immédiatement de ses blessures, l'homme vient frapper doucement à la porte, kit de premier secours à la main. Il pense les plaies de son beau-fils sans un reproche puis se retire discrètement non sans lui avoir ébouriffé les cheveux affectueusement.
Luke apprécie cette attention sincère et ne rechigne pas à laisser Dermot entrer dans sa chambre auparavant hors limite à tout autre être vivant.
Malheureusement, avec Dermot arrive une nouvelle phase dans l'humeur de sa mère. Maman 2.0 s'intéresse beaucoup à son fils et s'est découvert un intérêt soudain pour son éducation. Pour Luke qui a appris à marcher avec le mur comme soutien, à parler avec la télé et à lire avec l'école, les commentaires déplaisants et les sourcils froncés à la vue de son visage sanglant n'ont pas lieu d'être.
Avec chaque nouvelle intervention de sa mère, l'atmosphère familial devient de plus en plus lourde pour Luke. Rentrer est une vraie plaie et il lui arrive de préférer dormir sur un banc du parc. La première fois qu'il fait ça, il rentre au petit matin pour trouver Dermot au salon. En le voyant l'homme se lève, l'examine un instant et lui sourit. Sa main se pose sur les cheveux de Luke avec tendresse.
"Je me disais que ça serait pratique que tu ais un téléphone portable." commente-t-il.
Rien d'autre n'est dit sur l'escapade de Luke et deux jours plus tard l'adolescent est en possession d'un téléphone. Luke n'y met que deux numéros, le fixe et le portable de Dermot. Il ne l'utilise pas souvent mais parfois il prend le portable et regarde le nom de son beau-père sur l'écran fixement. Souvent, il se demande pourquoi Dermot ne lui demande jamais rien. Parce que Luke serait sûrement prêt à donner.
***
Ils sont assis face à face. Luke affalé dans son fauteuil tandis que son professeur est penché en avant regard fixé sur les documents éparpillés sur le bureau. Il s'écoule un moment de silence avant que l'homme ne lève les yeux pour regarder l'étudiant.
La silhouette de l'élève avachi ne change pas. Quel que soit le nombre de fois qu'il soit convoqué dans ce même bureau pour les mêmes raisons, Luke est inaltérable. Il arbore le même regard sombre et indifférent, cette expression close et les mâchoires serrées qu'il sait, par expérience, ne s'ouvriront pas.
Il pousse un profond soupir avant de commencer le monologue qu'il a déjà eu bien des fois devant cette statue humaine.
"Bon, je n'ai pas à te lire les derniers avis de tes professeurs tu les connais. Ça se résume toujours à trois mots: brillant mais dissipé." il prend le relevé de notes du garçon, donnant ainsi à son regard une cible autre que la rigidité déroutante de son interlocuteur.
"Tu as les facultés intellectuelles pour réussir. Tes notes en maths sont toujours excellentes et tu obtiens de bons résultats en histoire quand tu t'en donnes les moyens. Je suis conscient que tu considères l'histoire comme un hobby mais clairement si tu y mettais du tien tu arriverais sans mal à maintenir un bon niveau." il laisse le dossier retomber sur le bureau avec un nouveau soupir.
"J'aimerais bien savoir pourquoi à chaque fois qu'on me parle de toi c'est pour se plaindre."Pas de réponse. Ça fait longtemps qu'il n'en attend plus.
"Si la raison pour laquelle tu vas chercher la bagarre à tout bon de champ est un trop-plein d'énergie alors peut-être que reprendre la boxe sérieusement serait une bonne idée. Si ma mémoire est bonne tu étais bien classé."Il attend en silence un semblant de réaction qui ne vient pas.
"Je ne sais plus quoi te dire Luke. Quand tu n'es pas là pour violence, tu es là parce que le surveillant t'as trouvé en train de faire la sieste au lieu d'être en cours. Tu n'as pas de projet pour ton avenir et, mis à part les maths, tu n'as apparemment aucun intérêt pour les études. Je suis là pour t'aider mais je ne peux rien faire sans ta participation." Un coup d'oeil à la fenêtre. Parfois il se demande pourquoi il continue à essayer. Pourquoi il refuse encore d'appeler Luke 'le cas désespéré' et de le laisser couler. Peut-être parce qu'il y a cette petite lueur qui apparait dans le regard du garçon après qu'il se soit épuisé à essayer de le faire réagir. Quelque chose qui ressemble à de la pitié. Il a toujours l'impression qu'à sa manière Luke est en train de lui dire: "c'est pas que je veux pas de votre aide, c'est juste que je sais pas comment l'accepter". Alors il s'accroche. Il s'acharne.
"Promets-moi au moins que tu penseras à prendre le sport en matière principale plutôt qu'en option."Il ne s'attend à rien. À vrai dire il s'est promis que c'est la dernière fois qu'il essaye sérieusement. Même si une partie de lui a envie d'avoir de l'espoir, il n'arrive plus à y croire. Quand ses collègues se plaignent du garçon il a de moins en moins d'arguments pour le défendre. Il a envie de baisser les bras.
Alors les mots du garçon sonnent un peu comme un miracle:
"J'y penserai."
La voix est monocorde, le regard toujours éteint. Mais c'est déjà plus qu'il a obtenu en deux ans et demi d'efforts et il n'en demande pas plus. Pour le moment, en tout cas.